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Prendre position : l’engagement médiatique de gauche au Québec
Gaza, le nouveau camp de concentration
Dans toute analyse politique, surtout s'il s'agit d'un sujet brûlant, poser adéquatement les termes du problème constitue la tâche préliminaire indispensable, même si cela peut heurter un certain fanatisme et bien des intérêts. C'est le cas pour l'interminable guerre qui oppose l'État hébreu et la nation palestinienne.
Il faut donc commencer par définir convenablement les caractéristiques de la situation, sinon on la complique et on rend la solution plus difficile à trouver et à appliquer. Pour dénouer des noeuds durs, il faut éviter d'en nouer d'autres.
Le premier ministre canadien Mark Carney fait un peu les deux. Avec la Grande-Bretagne et la France, il propose la reconnaissance d'un État palestinien à condition que les otages détenus par le Hamas soient libérés, que cette organisation soit tout à fait démilitarisée, qu'on tienne en Palestine un scrutin libre dès l'an prochain et que le Hamas ne puisse y participer. De plus, certains commentateurs utilisent aussi le terme de pogrom pour désigner l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 contre des citoyens palestiniens.
Pour voir clair dans tout ça, il importe d'abord de déboulonner certaines idées reçues.
Tout d'abord, peut-on considérer l'offensive du Hamas d'octobre 2023 comme un « pogrom » ? Ce terme renvoie aux violences commises par une partie de la population de certains pays européens contre des communautés juives de 1881 à 1921 , souvent tolérées, voire encouragées par le pouvoir en place. Avec le temps, la notion de pogrom s'est étendue plus largement et de manière plus générale aux violences perpétrées par une partie de la population contre une communauté ethnique, religieuse, ou d'origine différente de la population majoritaire.
En attaquant Israël le 7 octobre 2023, le Hamas voulait sans doute relancer la question palestinienne sur la scène internationale et forcer un débat là-dessus. Il ne s'en prenait pas à une minorité ethnique ou religieuse persécutée, mais à certains ressortissants de la plus grande puissance militaire du Proche-Orient, responsable, entre autres malheurs qui frappent la population palestinienne, du marasme qui affligeait Gaza (et dont la situation n'a fait qu'empirer depuis). Les Juifs n'étaient pas visés comme tels mais comme les citoyens de cet État ; les victimes, certes, étaient des civils (tout comme les otages, d'ailleurs). Il faut toutefois se rappeler que depuis des décennies, les autorités israéliennes infligent des « opérations coup de poing » souvent très meurtrières par voie aérienne aux Palestiniens en exil (dans les camps de réfugiés du Liban en particulier) et que ceux de Cisjordanie subissent une très dure répression dès qu'ils se mettent à résister à la colonisation juive.
Qualifier cette offensive relève donc du sophisme, qui est l'erreur sous le manteau de la vérité. Cela ne signifie pas bien sûr qu'on doive approuver cette attaque-surprise, mais en parler comme d'un pogrom relève d'une malhonnêteté intellectuelle cynique, car elle utilise sans vergogne la mémoire des victimes de l'Holocauste à des fins politiques contemporaines, dans un tout autre contexte que celui de l'Europe du temps de Hitler.
Ensuite se pose toute la question de la composition de la délégation palestinienne lors de futurs pourparlers (qui devront bien advenir un jour). Il existe une vérité fondamentale en la matière : on ne choisit pas ses interlocuteurs, il faut s'en accommoder. Les Palestiniens doivent se faire reconnaître le droit de choisir eux-mêmes les gens qui les représenteront lors des négociations et non se les faire imposer par les alliés indéfectibles d'Israël. Dans cette optique, il faut arrêter de dénigrer le Hamas puisqu'il s'agit d'un joueur incontournable de la scène politique palestinienne. Ses militants et dirigeants sont des fanatiques anti-israéliens ? Oui, mais s'ils reçoivent un soutien populaire important et persistant, c'est avant tout en raison de l'intransigeance de la plupart des classes politiques occidentales à l'idéal d'une Palestine libre et de leur appui indéfectible à Israël ; ce sont deux fanatismes qui se répondent l'un l'autre ; que l'un soit en complet-cravate ne le rend pas plus respectable... le désabusement populaire à l'égard de l'Autorité palestinienne, discréditée en raison de son incompétence, de son népotisme et surtout de sa collaboration avec le gouvernement israélien joue aussi un rôle important dans l'influence dont bénéficie le Hamas auprès de la population gazaouie, et palestinienne en général.
Le Hamas n'est pas un bloc monolithique sur le plan idéologique. Différents courants idéologiques et politiques coexistent tant bien que mal en son sein. L'admettre à la table des négociations donnerait une chance aux modérés et aux réalistes de l'organisation de s'imposer et peut-être de marginaliser les radicaux. L'expérience vaut en tout cas d'être tentée. Essayer d'imposer aux Palestiniens une délégation de complaisance peu représentative constituerait non seulement une insulte à leur endroit et une injustice, mais conduirait nécessairement les négociations à l'impasse avec les dangers de rupture et de dérapage qui en découleraient.
Le principal problème est toujours le même : tenter d'imposer une paix à rabais aux Palestiniens par l'intermédiaire de pourparlers truqués et de représentants palestiniens plus ou moins capitulards. Le meilleur moyen d'implanter une démocratie palestinienne durable ne consiste pas, comme le beuglent les sionistes, à soutenir la soi-disant culture démocratique israélienne par contraste à celle, présumément autoritaire, des Palestiniens ; selon eux, à ce titre, Israël mériterait l'appui inconditionnel de l'Occident, « la seule civilisation qui vaille », selon une formule teintée de racisme que l'on entend parfois. Les alliés de l'État hébreu appuient en fait bien plus son nationalisme que sa supposée « démocratie ». Il faut reconnaître sans ambiguïté le droit à l'autodétermination de la nation palestinienne et exercer les pressions nécessaires sur Tel-Aviv pour qu'il devienne enfin réalité. Sinon, le conflit israélo-palestinien ne sera pas près de s'éteindre. À qui la faute ?
Jean-François Delisle
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Le potentiel est là mais la coordination tarde à venir

La Journée « Contrecarrer l'extrême droite » tenue à Montréal le samedi 23 août dernier par une belle journée d'été alors que les vacances battaient leur plein a été une réussite sur le plan de la mobilisation avec près de 450 participants. Cependant, au niveau de la coordination sur le terrain, afin de réellement contrecarrer la montée de la droite, tout reste à faire même si cela était l'un des objectifs principaux de l'évènement.
La journée a été fort occupée avec 26 ateliers et conférences tenues pour la plupart au Centre Saint-Pierre et dans les parcs environnants. Multiples thèmes étaient à l'ordre du jour tels que la lutte contre l'islamophobie, comment confronter le sionisme et mobiliser contre le génocide à Gaza, l'importance de la prise de parole des personnes racisées et autochtones, ainsi que les mobilisations pour la justice climatique et la désobéissance civile. Le moment-clé de la journée devait être, sans l'ombre d'un doute, l'assemblée de concertation des mouvements contre l'extrême droite. Or, c'est là que certaines décisions des organisateurs nous ont laissés dans le doute.
À la surprise générale, cette assemblée de concertation des mouvements sociaux, au lieu d'être mise en fin d'évènement afin d'assurer une pleine participation a été mise en concurrence avec quatre autres ateliers dont un, fort important, sur le génocide à Gaza organisé par le Mouvement de la jeunesse palestinienne. En outre, l'annonce de la tenue de l'assemblée n'est apparue qu'une quinzaine de jours avant l'évènement alors que le programme initial était déjà en circulation depuis la mi-juillet. Le résultat fut une publicisation relativement tardive de l'assemblée avec un impact négatif sur la mobilisation.
Malgré tout, près de 200 personnes ont pris part à cette assemblée de concertation et une impressionnante panoplie de luttes et de mobilisations contre la droite et l'extrême droite ont été partagées avec le public. Ce fut le point le plus positif de toute la journée démontrant l'impressionnant potentiel de mobilisation de ces luttes au Québec. Par contre, la question névralgique portant sur « de quoi avons-nous besoin pour mieux lutter contre la droite « a été peu traitée et n'a fait l'objet d'aucune proposition de la part des organisateurs, ne serait-ce que pour partir le débat. C'est une carence importante qui retarde la coordination contre le vent de droite alors que celui-ci gagne du terrain et surtout encourage les gouvernements, fédéral et provincial, et le patronat à multiplier les attaques contre les classes populaires et les populations vulnérables.
C'est à souhaiter que la promesse faite en fin d'assemblée de contacter les organisations et mouvements pour une prochaine rencontre soit concrétisée au plus vite avec un agenda portant directement sur la question cruciale : comment se coordonner sur le terrain afin de contrecarrer le vent de droite.

Comptes rendus de lecture du mardi 2 septembre 2025

Q comme Qomplot
Wu Ming 1
Traduit de l'italien
« Ce livre, comme on peut le lire en quatrième de couverture, commence comme une enquête sur QAnon, la nébuleuse conspirationniste qui a sévi sous Donald Trump et qui s'est cristallisée lors de la prise du Capitole, le 6 janvier 2021. En apnée dans l'univers du complotisme américain contemporain, l'auteur s'attèle à la tâche, vaste et urgente, d'assainir le fatras de confusionnisme qu'est devenu le monde. » Il s'agit, de l'avis de plusieurs, du bouquin qui fait le mieux le tour de la question, dans ses moindres détails et ses moindres nuances. Quelques paragraphes et un chapitre entier de cette version française traduite de l'italien n'ont pas été entièrement traduits, mais ça n'enlève toutefois rien à ce superbe livre dont j'ai grandement apprécié la lecture.
Extrait :
Des fautes, elle en avait commis, et comment : Obama et Clinton avaient poursuivi la « guerre sans fin » de Bush, seulement moins en fanfare et avec moins de rhétorique religieuse. Sur 407 attaques de drones effectuées par la CIA et le Pentagone jusqu'en 2016, 300 au moins avaient été menées alors que Clinton était secrétaire d'État. Selon le Bureau of Investigative Journalism, au milieu de l'année 2011, les attaques avaient déjà fait au moins 385 victimes civiles en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen, dont 160 enfants. Au moins, parce que, comme l'avait écrit l'ex-président Jimmy Carter dans le New York Times, « nous ne savons pas combien de centaines de civils innocents ont été tués dans ces attaques ». Au printemps 2011, Clinton avait même insisté pour bombarder la Libye avec les alliés de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), présentant l'entrée dans le conflit comme un échange de bons procédés, une faveur rendue au Royaume-Uni, à la France et à l'Italie pour leur participation à la guerre en Afghanistan. Ces courtoisies réciproques avaient précipité la Libye dans le chaos et la guerre civile permanente.
La justice en tant que projectile
Pierre Vadeboncoeur
J'écrivais une chronique dans le webzine Tolerance.ca lors du décès de Pierre Vaceboncoeur en 2010. Celle à son intention s'intitulait « Vadebonceur et moi » et commençait ainsi : « L'écrivain et syndicaliste Pierre Vadeboncoeur nous a quittés le mois dernier. C'était l'un de nos plus grands et de nos plus honnêtes intellectuels. Son influence sur plusieurs Québécois de sa génération et de la mienne a été immense. Il demeurera une référence, j'en suis sûr, dans notre combat pour la justice et la liberté. » Ce recueil, publié en 2002, regroupe des textes de Vadeboncoeur que je lisais à l'époque principalement dans les pages du Couac, de l'Action nationale et du Devoir.
Extrait :
Il faut bien constater que le monde actuel ne se trouve plus d'emblée sous l'autorité prédominante de vastes pouvoirs étatiques, mais plutôt, déjà, sous le gouvernement effectif de puissances privées qui ne répondent qu'à elles-mêmes, souveraines, de rien par le droit mais souveraines de tout par le fait.
L'Impromptu d'Outremont
Michel Tremblay
C'est un fait divers sur l'assassinat en 1984 de Denise Morelle (Dame Plume pour ceux de ma génération) qui m'a amené à lire cette pièce de théâtre. Michel Tremblay y avait écrit un rôle spécifiquement pour elle, celui d'Yvette Beaugrand, une bourgeoise qui rêve de devenir cantatrice. Quatre sœurs originaires d'Outremont se réunissent dans le salon de la maison familiale pour fêter l'anniversaire de Lucille, la plus jeune. La réunion provoque, comme d'habitude, divers affrontements. Elle leur rappelle toutes leurs vies décevantes au sein d'une bourgeoisie contraignante en déclin. Le passage aussi d'une culture artistique élitiste et maniérée à une culture davantage émancipatrice.
Extrait :
LORRAINE – Si viser plus haut pour toi signifie continuer à parler une langue écrite en te censurant au fur et à mesure, tu peux continuer à viser plus haut... de toute manière tu vas finir par manquer d'air ! L'air est rare sur les hauts sommets, ma sœur !
FERNANDE – Peut-être, mais on est moins de monde !
L'Affaire Cordélia Viau
Clément Fortin
Je me suis intéressé à ce livre après avoir revu le film « Cordélia » de Jean Beaudin tourné en 1980, film lui-même inspiré du roman de Pauline Cadieux, « La lampe dans la fenêtre ». Le livre et le film soutenaient la thèse de l'erreur judiciaire en prenant la défense des accusés. Plusieurs ont par la suite contesté cette version des faits. Ce fut entre autres le cas de Clément Fortin, un avocat à la retraite, qui nous détaille dans ce livre tous les événements, ce qu'il fait, hélas, de façon assez répétitive. L'affaire se déroule dans le village de Saint-Canut (qui fait maintenant partie de Mirabel) dans les années 1890. Cordélia Viau et Samuel Parslow, son amant présumé, accusés du meurtre du mari de Cordélia, Isidore Poirier, seront condamnés à la pendaison.
Extrait :
C'est dimanche soir. L'ennui ronge Isidore. De longues heures de travail l'écrasent chaque jour. Il cherche un divertissement. Il se plaint souvent de travailler très fort et d'avoir de la difficulté à joindre les deux bouts.
L’immigration menace-t-elle vraiment la laïcité au Québec ?
25 août 2025
Cette capsule déconstruit le mythe selon lequel l'immigration représenterait un danger pour la laïcité. Elle s'appuie sur le débat actuel autour du Projet de loi 94 pour éclairer la différence entre laïcité de l'État et prosélytisme. On y aborde aussi des notions comme le féminationalisme, et on démontre comment l'instrumentalisation politique de la laïcité fragilise les droits des femmes, en particulier ceux des femmes musulmanes et im.migrantes.
À travers des clés d'analyse critique, elle aborde également des concepts tels que le féminationalisme et montre comment le détournement de la laïcité fragilise les droits des femmes, en particulier ceux des femmes musulmanes et im.migrantes.
Crédits
Réalisation : Ky Vy Leduc
Recherche et idéation : Amel Zaazaa et Sadjo Paquita
Scénarisation : Manal Drissi
Protagonistes : Kev Lambert, Louis-Philippe Lampron et Amel Zaazaa
Pour lire notre article sur le projet de loi 94, c'est par ici : https://observatoirepourlajusticemigr...
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À Gaza, c’est (aussi) la liberté de la presse que l’on assassine

Alors que 220 journalistes ont été tués dans l'enclave depuis le 7 octobre 2023, une quarantaine de sociétés de journalistes, dont celle de Mediapart, expriment dans une tribune leur solidarité avec leurs confrères et consœurs palestiniens.
Tiré du blogue de l'auteur.
Au rythme où l'armée israélienne tue les journalistes dans la bande de Gaza, il n'y aura bientôt plus personne pour vous informer.
Nous, sociétés des journalistes, nous joignons à la mobilisation internationale initiée par Reporters sans frontières (RSF) et l'ONG Avaaz, en solidarité avec nos confrères et consœurs journalistes palestinien·nes de la bande de Gaza.
Le 25 août encore, cinq journalistes ont été tués par l'armée israélienne lors d'un double bombardement sur la zone de l'hôpital Nasser, à Khan Younès. Dans la nuit du 10 au 11 août, l'armée israélienne a tué six journalistes dans une frappe ciblée et revendiquée contre le correspondant de la chaîne Al Jazeera, Anas al-Sharif.
Au total, ce sont 220 journalistes qui ont été tué·es par l'armée israélienne depuis la terrible attaque du 7 octobre 2023, selon RSF. Bon nombre d'entre elles et eux l'ont été dans l'exercice de leur fonction.
Avec leur mort, c'est la liberté de la presse que l'on assassine et c'est la réalité des Palestinien·nes, vivant sous les bombardements et menacés par la famine, qui est réduite au silence. Ensemble, nous dénonçons avec la plus grande fermeté ces meurtres et ces assassinats commis par l'armée israélienne dans la bande de Gaza.
Nous dénonçons également les campagnes systématiques de décrédibilisation et de délégitimation du travail de nos confrères et consœurs gazaoui·es. Ces professionnel·les de l'information, qui risquent leur vie quotidiennement pour exercer leur métier dans des conditions extrêmes, méritent notre respect et notre soutien, non notre suspicion.
Nous, sociétés des journalistes, demandons à nos dirigeants de faire pression sur le gouvernement israélien afin de faire cesser les crimes de l'armée israélienne contre les journalistes palestinien·nes. À quelques jours de l'ouverture de la 80e Assemblée générale des Nations unies, il est urgent d'agir.
Nous demandons aux autorités israéliennes qu'elles permettent enfin un accès indépendant aux journalistes internationaux à la bande de Gaza, et ce sans la supervision ni le contrôle de l'armée israélienne. Nous le répétons : cette restriction constitue une entrave majeure au droit à l'information et à la liberté de la presse.
Nous demandons la reprise immédiate, par les autorités françaises, des évacuations de nos confrères et consœurs palestinien·nes qui le souhaitent, aujourd'hui menacé·es de mort, par la famine et par les bombardements.
Notre profession est attaquée. Notre devoir d'informer est bafoué. Notre solidarité avec nos confrères et consœurs palestinien·nes est totale.
Nous déplorons enfin le sort des millions de civils palestiniens, qui vivent sous la menace permanente des tirs de l'armée israélienne et de la faim depuis près de deux ans. Nous n'oublions pas le sort incertain des otages israéliens, captifs depuis le 7 octobre 2023.
Les sociétés des journalistes et de personnels de :
Agence France-Presse
Arrêt sur Images
Arte
BFM Business
BFMTV
Blast
Ça m'intéresse
Ça m'intéresse Histoire
Capital
Challenges
Courrier international
France 24
France 3 rédaction nationale
France Télévisions rédaction nationale
franceinfo numérique
franceinfo TV
Géo
La Tribune
LCI
Le Figaro
Les Échos
Le Monde
Le Nouvel Obs
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Palestine : « Le degré de déshumanisation et d’invisibilisation est sidérant »

Cet entretien avec Monira Moon, Hicham Touili-Idrissi et Houda Asal a initialement été publié dans le Médiacritiques n°53 (paru en février 2025).
Tiré d'Acrimed.
Monira Moon milite au sein de la campagne BDS (Boycott – Désinvestissement – Sanctions). Diplômé d'un master en droit international à Sciences Po Paris, Hicham Touili-Idrissi s'est engagé pendant les mobilisations étudiantes en 2023-2024 au sein du comité Palestine ; chercheur et artiste, il travaille aujourd'hui comme collaborateur parlementaire de la députée européenne Rima Hassan (LFI) [1]. Houda Asal est quant à elle sociohistorienne, spécialiste de l'immigration, des discriminations et de l'islamophobie.
Le premier temps de cette interview est dédié à l'information internationale ; le second, au traitement médiatique des mobilisations en soutien du peuple palestinien.
Acrimed : Il est difficile de revenir sur plus d'un an – et en réalité plusieurs décennies – de traitement médiatique de la situation en Israël/Palestine. Nous voulions toutefois commencer l'entretien en ayant votre regard, peut-être sur ce qui vous marque et révolte le plus en tant qu'observateur et observatrices des médias.
Monira : On a constaté un glissement progressif dans le traitement médiatique, qui s'est accéléré au moment du 7 octobre 2023. Auparavant, les grands médias symétrisaient beaucoup ce qui se joue en Israël/Palestine. On nous présentait l'histoire de deux entités qui se font face, à égalité. C'est un phénomène qui, déjà, effaçait l'occupation et l'apartheid. Je me souviens avoir lu cet article d'Acrimed qui parlait du « syndrome Tom et Jerry » pour caractériser cela, c'est-à-dire une couverture médiatique qui ne permettait pas du tout de comprendre l'origine du problème puisqu'elle représentait deux ennemis qui se poursuivent, sans raison, depuis toujours. Cette symétrisation était donc déjà très problématique, mais je crois que là, on n'est plus du tout là-dedans. On est dans un traitement médiatique qui prend fait et cause pour Israël, qui reproduit un discours colonial fondé sur la lecture d'une guerre de la « civilisation » contre la « barbarie ». À partir du 7 octobre, ça s'est fait de plus en plus ouvertement. Et c'est un phénomène qui sert un agenda raciste en France. Nous avons tout de même, dans ce pays, une extrême droite qui prend énormément d'ampleur, pas simplement au travers de la progression électorale des partis, mais également au travers des idées, qui se sont énormément déployées, partout, et qui s'assument. Et en fait, ça se répond. C'est-à-dire que la question palestinienne est aussi utilisée pour enfoncer le clou du racisme et de l'islamophobie qui s'expriment ici. Il faut comprendre, du coup, à quel point ça peut être extrêmement violent pour les personnes non-blanches, en France, d'assister à ce traitement aussi déshumanisant en sachant qu'au fond, on sait que c'est aussi de nous dont on parle. Quand on parle des Palestiniens comme de nuisibles, de gens qu'il faut éliminer, de gens qui sont tous des islamistes, etc., en fait, on parle de nous aussi symboliquement. C'est un enjeu qu'il faut vraiment saisir : se dire que oui, c'est notre affaire et oui, ça nous concerne, puisqu'on est visés par les mêmes logiques racistes même si évidemment, ça va de soi, on n'en est pas au point de subir ce que subissent les Palestiniens.
Hicham : Je partage ce que Monira vient de dire. En ce qui me concerne, j'aimerais insister sur deux choses parmi les multiples aspects du traitement médiatique qui m'auront marqué. La première, c'est que quand nous, en tant qu'étudiants et activistes, on souhaite parler de la Palestine, on nous répond souvent : « Mais les médias en parlent tout le temps, le sujet est omniprésent, etc. » Mais la réalité, c'est qu'on ne parle jamais de ce qui se passe vraiment. On parle énormément des débats que ça suscite en France, on essentialise en parlant des Juifs et des Arabes, mais de la Palestine, on n'en parle pas, ou alors trente secondes, pour nous donner brièvement le nombre de morts, après un reportage sur ce qui se passe en Israël. On a comme une omniprésence, dans la sphère médiatique, de ce qui se passe autour de la question palestinienne, mais de la question palestinienne, fondamentalement, on n'en parle jamais vraiment dans les médias très regardés. La deuxième chose qui m'a marqué, et c'était déjà le cas lors des précédentes offensives sur Gaza, c'est le traitement des bombardements et la façon dont le commentaire a largement déresponsabilisé l'armée et le gouvernement israéliens, notamment dans son utilisation calculée et illégale de doctrines militaires utilisant l'intelligence artificielle et faisant beaucoup trop de morts [2]. Un commentaire qui, dans le même temps, ne parle pas non plus des assassinats ciblés, des tirs de sniper, des personnes qui se prennent des balles dans la tête. Il y a des meurtres délibérés de Palestiniens, des journalistes, des docteurs, des soignants, des universitaires, etc. Si ce récit était donné, ça deviendrait plus compliqué de nous expliquer qu'Israël se défend en jetant des bombes qui créent des « dommages collatéraux ». Mais ce n'est jamais abordé dans les médias occidentaux.
Houda : Je voudrais renchérir sur le premier point évoqué par Hicham, la désinformation et l'invisibilisation de ce qui se passe vraiment. Le traitement de ce qui se déroule en Palestine depuis le 7 octobre est systématiquement en deçà de tout. Quand on regarde d'autres médias – et moi, c'est clair que je m'informe énormément ailleurs ou alors avec des médias alternatifs s'agissant du paysage français –, ce que je ressens et ce que n'importe quel observateur devrait ressentir, c'est d'être horrifiée par l'ampleur objective de ce qui se passe. Depuis plus d'un an, y a-t-il un crime de guerre qu'Israël n'a pas commis ? Chacun d'entre eux mériterait des reportages à part entière et des indignations internationales. Mais le degré de déshumanisation et d'invisibilisation est sidérant. Il y a des humanitaires internationaux qui rapportent des témoignages décrivant des enfants avec des balles dans la tête, dans le ventre, c'est-à-dire un ciblage, volontaire. Il y a beaucoup plus d'enfants tués que dans n'importe quel autre conflit, mais ces chiffres ne sont pas visibles, et au-delà du nombre de morts, quid des orphelins, des amputés, etc. Pour moi, c'est au-delà de l'imaginable. Je pense que dans cette guerre, dans ce génocide, l'ampleur, l'accumulation et la concentration des crimes sont vraiment inédites, mais la couverture médiatique ne reflète pas ces proportions. Et j'ai pris l'exemple des enfants uniquement. On pourrait aussi parler du ciblage des hôpitaux, des journalistes, des personnels humanitaires, et des tortures. En Israël, on torture massivement sans que ça provoque davantage de réactions ni d'enquêtes. J'ai l'impression qu'il y a une acceptation du fait que nous sommes entrés dans un monde où le droit international n'a plus de valeur ni de poids. Les grands médias participent de cette acceptation de la destruction du droit international et du droit humanitaire, de ces acquis qui n'étaient pas du tout parfaits, mais auxquels on essayait quand même de se raccrocher. Avec Gaza, tout ça s'envole sans que ça révolte comme ça le devrait. La question que je me pose, du coup, est la suivante : si on montrait réellement ce qui se passe, les ravages dans toute leur ampleur, sans désinformer, est-ce que la réaction des peuples serait réellement la même et les gouvernements pourraient-ils se permettre de continuer à être complices ?
Vous avez tous trois insisté sur la rareté de l'information. Hicham, tu citais ce que peuvent régulièrement faire valoir certains journalistes en disant : « Mais si, regardez, on en parle ». Si l'on s'en tient à un comptage strictement numérique, on trouvera en effet des sujets, ici et là, dans la presse comme dans l'audiovisuel. Mais c'est, en effet, un traitement au rabais. Ne pensez-vous pas qu'on le mesure d'autant plus quand on prend en compte son asymétrie totale avec l'engagement éditorial massif dont les grands médias ont fait preuve au moment du 7 octobre et dans les semaines qui ont suivi, que l'on pense en termes de surface et de hiérarchie éditoriales (nombre de Unes, éditions spéciales en continu, fils d'actualité permanents, etc.), de manifestations explicites de sentiments (empathie, compassion, horreur, colère, etc.) ou encore de prises de position politiques assumées de la part des rédactions ?
Monira : Je pense effectivement que ce traitement du 7 octobre a fixé beaucoup de choses. Pour moi, il y a à ce moment-là une grosse responsabilité des grands médias dans la fabrication du consentement au génocide, notamment à travers la reprise systématique du discours israélien, des communiqués de l'armée israélienne et de ses mensonges, comme à propos des 40 bébés décapités. Les journalistes savent très bien qu'on ne peut pas prendre la parole d'une armée pour argent comptant, ni la présenter comme forcément légitime. Et pourtant, ils le font. Les bébés décapités, c'est une fake news qui a été relayée par la quasi-totalité des médias, même par certains journaux indépendants de gauche. Je me rappelle très bien qu'au mois d'octobre, on se sentait donc vraiment seuls, sans le moindre média auquel se raccrocher puisque même des médias « de gauche » se sont situés dans cette fabrication du consentement, qui a permis à tout le monde d'accepter tranquillement qu'il y allait avoir une opération militaire dans Gaza, d'une ampleur qui avait été annoncée telle quelle ; repensons par exemple au ministre israélien de l'Énergie, Israël Katz, affirmant qu'il n'y aurait plus d'eau, plus d'électricité, plus de nourriture, etc. Il annonçait le chaos et ça n'a pas fait réagir outre-mesure. Ça, ça aura montré très clairement qu'il y a des vies qui valent la peine d'être pleurées, et d'autres non. Les plateaux télé ont montré que les vies israéliennes, ça compte, mais que les Palestiniens étaient soit des « dommages collatéraux », soit tués dans le cadre d'une lutte contre le terrorisme. Ce dernier terme a d'ailleurs constitué un véritable piège, puisque dans les batailles sémantiques des premières semaines, des intervenants se sont vu reprocher le fait de préférer parler de « crimes de guerre », un lexique qui renvoie pourtant au droit international et appelle une réponse juridique et pénale. Quel discours et quel vocabulaire utilise-t-on ? À quoi ça sert ? On voit bien à quel point le débat était impossible à ce moment-là.
Je voudrais terminer en disant que si aujourd'hui, la fabrication du consentement n'est plus aussi manifeste qu'au départ, d'une part, elle n'a pas disparu, et, d'autre part, elle prend d'autres formes. S'agissant du premier point, Le Parisien a par exemple titré « la revanche du Phoenix » au moment où Netanyahou s'est mis à attaquer le Liban ; ce n'est ni plus ni moins qu'une hyper-valorisation d'une figure d'extrême droite, coloniale, qui pratique un génocide. C'est scandaleux, mais c'est dans l'air du temps… Sur le deuxième point, je pense notamment à ces plateaux télé où la personne censée représenter la « partie palestinienne » est, au mieux, une personne réellement issue des mobilisations palestiniennes, mais toujours seule, et sinon, des personnalités perçues comme « de gauche » et en apparence « pour la paix », mais qui portent un discours complétement vide et dépolitisant à propos des « deux côtés », du fait qu'« il n'y a plus d'empathie des deux côtés », etc. Il y a quelques semaines, l'une de ces personnalités intervenait par exemple sur un plateau télé en disant qu'il fallait de la paix et de l'empathie. Mais quand la journaliste lui a demandé « Vous êtes donc pour un cessez-le-feu ? », la réponse a été « non ». Ce discours de « paix », c'est donc une abstraction discursive. Ce type de plateaux, notamment l'émission « C ce soir » sur France 5, sont faits de telle sorte que se dégage une apparence non conflictuelle, où tout le monde parle doucement et s'écoute. Je trouve souvent, au contraire, que ce qui s'y joue est extrêmement violent.
Hicham : Je suis totalement d'accord sur ce que tu dis à propos de « C ce soir ». J'ai participé à cette émission [3] alors que moi, à la base, je ne voulais vraiment pas être médiatisé, ni aller débattre sur des plateaux. Entre étudiants à Sciences Po, on se poussait mutuellement à aller quand même faire entendre notre voix, dans un contexte où Sciences Po nous a jetés en pâture en affirmant des faits qui ont été ultérieurement prouvés faux : donner notre version dans la presse était presque une obligation morale. En plus de ça, c'était un moyen de faire avancer le narratif, notamment sur la question de la suspension des partenariats universitaires qui était totalement absente des plateaux télés. J'ai eu beaucoup de chance qu'il y ait eu Ariane [étudiante et militante de Révolution Permanente, NDLR] sur le plateau de « C ce soir ». On s'est vus dans les couloirs, on a discuté de nos positions en essayant de voir comment on allait aborder les choses et on a réussi à montrer qu'on n'était pas là pour débattre de choses qui n'étaient pas « débattables ». L'émission en elle-même pose en effet problème quand on présente ce qui se passe comme un objet de « débat », alors que les débats doivent avoir lieu à l'endroit des solutions politiques, et pas des constats humanitaires qui, eux, sont limpides. Par ailleurs, la séquence où Denis Charbit s'énerve contre moi, alors que je ne dis absolument rien, ça l'a beaucoup desservi. J'essayais d'avoir un discours extrêmement poli et facile, mais qui n'était pas juste « On veut un cessez-le-feu », c'est-à-dire un discours qui se voulait très clair sur la décolonisation totale de la Palestine. Ce qui est sûr, c'est qu'après ces quelques interventions télé au mois d'avril, on ne m'a plus jamais invité.
Houda, tu as beaucoup travaillé sur l'islamophobie et sa construction dans les sociétés canadienne et française notamment. Dans un récent texte publié par Contretemps, tu revendiques qu'« il est temps de parler de racisme anti-palestinien en France », en soutenant que ce phénomène et ce concept sont « quasi-inconnus alors qu'ils permettraient de mieux comprendre les positions de l'État français, de nombre de médias et de personnalités, face au génocide en Palestine. » Peux-tu développer ce point, et en particulier les raisons pour lesquelles tu penses qu'il ouvre des perspectives particulièrement opérantes au moment de penser et d'expliquer ce qui se joue dans de nombreuses rédactions en France ?
Houda : Il y a en effet besoin d'un mot pour penser la spécificité de ce qui se joue, même si évidemment, le racisme anti-palestinien s'inscrit dans la continuité du racisme anti-arabe, de l'islamophobie et du paradigme qui s'est ouvert avec la « lutte contre le terrorisme ». En l'état, le débat public ne permet pas de le faire tant la question du racisme en général est mal traitée. En ce qui concerne les discriminations sur le terrain, les Palestiniens sont discriminés comme arabes et/ou comme musulmans, en tout cas supposés tels (sachant qu'un certain nombre d'entre eux sont chrétiens).
Le racisme anti-palestinien découle principalement de la question coloniale et c'est à cet endroit que le problème se noue. C'est un racisme fondamentalement anti-indigène, contre un peuple qui est colonisé actuellement, là où le racisme anti-arabe s'exprime contre des populations anciennement colonisées et qui, depuis, ont acquis l'indépendance, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La spécificité palestinienne, elle est là. Ce sont des colonisés à qui on nie le droit d'exister sur leur terre et même désormais, le droit à la vie, en même temps que le droit à l'identité, à la circulation, au retour, à cultiver la terre, etc., avec cette dimension de remplacement d'un peuple autochtone/indigène par des colons. Le racisme anti-palestinien c'est ça, avec aussi le déni de l'histoire, notamment de la Nakba, qui est le début du processus génocidaire de remplacement sous forme de nettoyage ethnique. Et c'est précisément « ça » qui manque dans le récit médiatique. Or, si on ne comprend pas les enjeux spécifiques liés aux colonies de peuplement, on ne comprend pas la question palestinienne du tout. Et de fait, il y a autour de cette question un énorme impensé dans les médias, même dits « de gauche », à l'image de l'impensé qui règne dans une grande partie de la gauche politique. Beaucoup de sujets sont très tabous en France. La décolonisation, c'est très difficile de la penser. C'est aussi pour ça que la comparaison avec l'Algérie n'est jamais faite alors qu'elle serait pourtant non seulement appropriée mais aussi très intéressante.
Parler de racisme anti-Palestinien, c'est d'abord insister sur cette dimension coloniale anti-indigène. La deuxième spécificité, c'est l'effet-miroir avec l'antisémitisme, qui crée une hiérarchie des vies et une hiérarchie raciale. Lorsque la question de l'antisémitisme est instrumentalisée pour minimiser ou justifier ce qui se passe en Palestine, c'est un énorme problème, y compris pour la lutte contre l'antisémitisme elle-même. À cet égard, je tiens à souligner que s'il y a aussi des acteurs que l'on n'entend pas du tout dans les médias, ce sont les collectifs et intellectuels juifs antisionistes. De temps à autres, des médias très alternatifs vont leur tendre un micro, mais sinon, jamais. Et ça, ça dit beaucoup de choses.
Le troisième point, c'est que ce racisme anti-palestinien ne touche pas seulement les Palestiniens en tant que tels. En France la population palestinienne est peu nombreuse et peu visible, même s'il y a bien sûr le cas Rima Hassan, qui s'inscrit 100 % là-dedans et dont le traitement est totalement caricatural [4]. Il y a, en revanche, une forme de « contagion » de ce racisme qui va viser le narratif palestinien et la parole palestinienne plus largement. Tous les alliés de la cause, depuis les personnalités considérées comme « pro-palestiniennes » jusqu'aux journalistes ou aux chercheurs qui cherchent à montrer un point de vue palestinien, à mettre en lumière la question coloniale et à parler de colonisés/colons, d'opprimés/oppresseurs, d'occupation et d'apartheid, tous ceux-là sont marginalisés, exclus ou déconsidérés dans l'espace médiatique dominant, où se donne à voir une hiérarchie de la parole et de la narration. Je me disais que typiquement, un plateau comme celui qui nous réunit aujourd'hui, tous les trois, n'existera jamais. Ça ne peut pas exister en fait.
Et bien sûr, pour terminer, le racisme a toujours une fonction dans l'histoire. Avant le 7 octobre, il servait à justifier la colonisation, le nettoyage ethnique, l'apartheid et tous les agissements criminels de l'État d'Israël. Aujourd'hui, le racisme anti-palestinien permet de justifier un génocide en direct. La déshumanisation des Palestiniens, fondamentalement, elle sert à ça. C'est un phénomène qui date et qui aurait dû être mis en avant il y a bien longtemps, mais là, c'est tellement flagrant…
Cette déshumanisation est à l'origine du deux poids, deux mesures dont on a déjà un peu parlé. Parmi ses nombreuses manifestations dans les grands médias, l'une d'entre elles est moins souvent pointée du doigt. Il s'agit du traitement et de la confiance très nettement différenciés accordés par les rédactions et les chefferies médiatiques aux sources d'information auxquelles ils peuvent avoir accès, directement ou non, qu'il s'agisse des institutions, des journalistes ou des témoins et acteurs directs. Qu'avez-vous relevé de particulièrement édifiant à ce sujet au cours des derniers mois dans les médias français ?
Houda : Depuis un an maintenant, je n'arrête pas de m'interroger sur la singularité de ce qui se passe en Palestine, de son traitement. Ce deux poids, deux mesures en fait partie et pour le comprendre, il faut à mon avis prendre en compte un enjeu politique central, à savoir le soutien explicite de la France à Israël. Ce qui est spécifique, c'est de donner autant la parole à un État qui commet un génocide, qui l'explicite et qui l'assume. Et donc de le légitimer. Imaginez si on donnait la parole matin, midi et soir à des représentants russes dans la guerre avec l'Ukraine. On sait en plus très bien qu'Israël a une longue histoire de propagande, la hasbara, qui a été très précisément documentée. Le degré de désinformation, on le connaît très bien. Donc je ne comprends pas que des journalistes donnent encore la parole de cette façon à des représentants de l'armée ou du gouvernement israéliens. J'aimerais d'ailleurs qu'on me dise quel autre acteur ils écoutent et relaient autant, c'est vraiment spectaculaire. Et ce qui est peut-être encore pire, c'est qu'au fil du temps, les grands médias ne déconstruisent rien du tout. Je pensais par exemple qu'à l'occasion des « un an » du 7 octobre, on reviendrait sur toute la désinformation qui a été déployée à l'époque. Or, il n'y a rien eu. Il y a bien sûr des évolutions dans le traitement de ce qui se passe à Gaza, mais on n'a pas encore d'autocritique sur ce qui a été produit il y a un an. Les journalistes ne se sont pas excusés. Ils n'ont pas produit d'articles ne serait-ce que pour dire qu'ils s'étaient précipités alors qu'ils n'ont cessé de reprendre et d'intégrer les récits israéliens, que ce soit dans le choix des mots, dans le narratif ou dans les faits. De nouveau, cette séquence a été une défaite totale du journalisme d'enquête.
La deuxième chose, pour reprendre le fil du deux poids, deux mesures, c'est qu'en même temps qu'on donne du crédit à la propagande israélienne, a fortiori dans les médias d'extrême droite, on en donne très peu aux journalistes sur place. Leur travail est d'une rigueur incroyable alors que ce sont des personnes qui sont ciblées et dont on assassine les familles. Je rappelle quand même que c'est le conflit où le plus grand nombre de journalistes ont été tués et visés volontairement parce que journalistes. Certains d'entre eux pourraient sortir, notamment ceux qui travaillent dans les médias les plus prestigieux comme Al Jazeera, mais ils restent. Ils sont prêts à mourir pour faire leur métier.
Ça ne serait pas compliqué que chaque journal en France trouve des correspondants et des témoignages de Gaza, régulièrement. On entend que c'est compliqué, mais ce n'est pas vrai. Ce qui se passe, c'est qu'on a une masse de gens qui parlent… et qu'on n'écoute pas. Les journalistes palestiniens ne sont pas considérés comme des vrais journalistes. Et encore une fois, cette déconsidération, c'est du racisme. Pourquoi n'y a-t-il pas de manifestation importante dans la profession journalistique pour dénoncer cela ? Pourquoi les photos des journalistes tués ne sont-elles pas publiées à la Une ? Où est l'indignation et la solidarité de la corporation pour leurs confrères et consœurs assassinés ? Pourquoi n'y a-t-il pas des plateaux entiers sur les journalistes palestiniens et la manière dont ils travaillent ? On n'est pas assez choqué, tout le temps, par tout ce qui se passe là-bas et la corporation journalistique, de tout bord, n'est vraiment pas à la hauteur. S'agissant du blocus de Gaza, on pourrait tout à fait imaginer que les journalistes internationaux fassent pression sur leurs rédactions et sur Israël en disant : « Nous, on arrête d'inviter des représentants israéliens, on arrête de reprendre leurs déclarations, on les boycotte, tant qu'on ne nous laisse pas rentrer à Gaza ».
Monira : La mise en cause des chiffres s'inscrit dans cette même dynamique. Quand les journalistes disent « selon le Hamas », c'est comme s'ils ne faisaient pas la différence entre une faction armée et un gouvernement qui a un ministère de la Santé, lequel recueille des données et rapporte des chiffres, bien sous-évalués en plus puisque seuls les morts directs sont comptés. Je suis engagée sur la Palestine depuis que je suis adulte et c'est toujours la même histoire. En 2014, il y avait cette même suspicion autour du ministère de la Santé et ses chiffres ont été ensuite confirmés par des rapports. Les grands médias reposent la question après chaque bombardement, en même temps qu'ils donnent crédit à Israël sans preuve ni vérification. On pourrait démultiplier les exemples des biais de vocabulaire, de langage, mais s'agissant du traitement médiatique en général, je voudrais insister sur un point qui a été moins commenté, c'est la question de l'accent. Des personnes qui n'ont jamais su prononcer le « kh » de Khadija se sont mises à parler du « Khamas ». Ça peut paraître anecdotique, mais ça ne l'est pas du tout. À la télévision, à la radio, des gens qui n'ont jamais pu prononcer un mot en arabe et qui n'ont jamais fait l'effort de prononcer un prénom correctement se mettent d'un coup à dire [le Khamas, le Khamas]. C'est un phénomène en réalité très visible et révélateur d'un racisme très clair. Autre chose m'est devenu insupportable : ce sont les titres d'articles avec des guillemets un mot sur deux. « L'ONU dénonce le "génocide" dans les "territoires palestiniens" ». Dès qu'on parle de la Palestine, les rédactions veulent tellement paraître « neutres » qu'elles mettent des guillemets sur tout et n'importe quoi pour en arriver, au bout du compte, à s'engager sur rien du tout.
Et en tout état de cause, accompagner la loi du plus fort… On parlait un peu plus tôt du poids de la communication de l'armée israélienne : non seulement elle n'est pas mise systématiquement entre guillemets, mais elle fait aussi l'objet de reprises très sélectives. Typiquement, les vidéos de soldats qui documentent leurs propres exactions ne font couler que très peu d'encre et ne sont quasiment pas diffusées dans l'audiovisuel. Or, depuis le mois d'octobre, tous les jours, on a accès à des contenus de ce type sur les réseaux sociaux, recensés par des journalistes palestiniens notamment. Ça pourrait – et devrait – être un matériau exploitable d'un point de vue journalistique, mais ce n'est jamais ou très rarement le cas.
Hicham : Il y a effectivement une dissonance totale entre ce qu'on voit tous sur les réseaux sociaux, via ces journalistes palestiniens, ou dans quelques médias alternatifs… et ce qu'on voit à la télé. Ça produit un effet dévastateur et irréversible sur notre compréhension du mythe de la « démocratie ». Les associations palestiniennes ou les grandes ONG, qui travaillent sur le terrain, pourraient aussi constituer des sources de premier plan. Les comités Palestine, que ce soit à Sciences Po ou dans d'autres universités à Lyon, Genève ou en Belgique, sont d'ailleurs en contact avec beaucoup d'entre elles. De la même manière, de nombreux travaux de l'ONU ne sont jamais couverts, je pense notamment aux rapports sur la question de l'eau dans les territoires palestiniens [5] et à celui d'Oxfam, qui en a produit un également concernant Gaza [6].
Monira : S'agissant des soldats, c'est même pire : il y a bel et bien une humanisation des soldats israéliens. Je pense aux reportages et aux sujets sur tel soldat franco-israélien, avec des gros plans sur sa vie, sa famille. On parle de citoyens partis s'engager dans un massacre de populations civiles, mais les journalistes réclament qu'on comprenne leurs affects et leurs émotions. La déshumanisation des Palestiniens passe aussi par l'humanisation des soldats qui les tuent. À ce sujet, je voudrais aussi évoquer un autre phénomène, qu'il faudrait développer longuement donc je me contente juste d'une introduction. Parfois, les médias montrent ce qui se passe à Gaza. Ils montrent des images. Des corps meurtris, déchiquetés. Mais je pense que faute d'être accompagnées de longs récits palestiniens, ces images sont elles aussi deshumanisantes en réalité. On s'habitue à ce que les corps non blancs soient des corps morts, ensevelis, déshabillés, torturés, mais sans voix pour rappeler ce que sont leurs vies et les vies autour. Quelque part, c'est montrer en déshumanisant. Mêmes dans nos milieux, on a tendance à vouloir montrer ces images violentes parce qu'on a envie que les gens en prennent conscience. Mais je crois qu'il faut qu'on y fasse attention et que le risque existe de participer à cette grande vague de déshumanisation. On les voit tout le temps dans cet état. Je pense qu'on a besoin de voir des Palestiniens debout, qui parlent, qui expliquent, qui racontent ce qui leur arrive, ce qu'est leur lutte contre l'occupation, contre la colonisation et l'apartheid. On a besoin d'entendre et de porter le message de Palestiniens vivants. Il faudrait presque rappeler que les champs de bataille où tout est détruit ne sont pas l'habitat naturel des Palestiniens. Ce sont des gens à qui Israël a tout pris.
Les grands médias ont joué et continuent de jouer un rôle fondamental dans ce phénomène, dans le sens où l'invisibilisation dure depuis des décennies. Nous n'avons pas de matière pour nous forger des représentations des Palestiniens. Aujourd'hui, comme tu le disais, leur « objectivation » est paroxystique puisque ce sont, en effet, des corps morts. Hier, ils étaient parfois des corps morts, mais la plupart du temps, ils étaient surtout des corps absents. C'est une déshumanisation qui travaille donc les imaginaires depuis très longtemps, qui fossilise un sentiment d'« étrangeté » et qui entrave toute forme d'identification à leur égard. C'est peut-être pessimiste, mais quand on a passé des décennies à invisibiliser et à taire les récits, la vie quotidienne et l'ordinaire de cette population, comme de bien d'autres d'ailleurs, est-ce qu'il est possible, médiatiquement parlant, de combler ces ornières à l'instant T ?
Monira : Je prends un exemple. Récemment, une journaliste de France 2 s'est félicitée de son reportage. Elle donne la parole à un Palestinien qui lui dit : « On a tout perdu, tout le monde est mort ». Mais est-ce que ça suffit ? Enfin, je veux dire, c'est quel niveau d'analyse de venir voir quelqu'un posté sur des ruines, qui a tout perdu, sans aller ailleurs, montrer d'autres choses et donner à entendre d'autres voix ? J'aime beaucoup le journaliste Jean Stern [7] pour cela. Quand il fait des reportages sur la Palestine, il t'emmène en promenade, il décrit, il discute avec des gens. Tout ça nous manque.
Houda : Sur la question des représentations, du point de vue des directions éditoriales, sans doute y a-t-il encore pire que montrer des Palestiniens comme victimes : c'est de les montrer comme résistants. Résistants au quotidien dans leur capacité à survivre, à rester chez eux, à s'entraider, à se tenir debout, à maintenir leur culture vivante. Mais je pense aussi au fait qu'il n'y ait jamais d'analyse ou de reportages sur les affrontements militaires. Ça aussi, c'est s'aligner sur la propagande israélienne, qui cache ses pertes militaires et refuse d'analyser où ils en sont sur le terrain après plus d'un an de guerre. Il ne faut donc pas montrer les Palestiniens comme des victimes, ou au mieux de temps en temps, mais il ne faut pas non plus les montrer comme agissants.
En effet, ce sujet ne fait clairement pas partie de « l'acceptable », alors que ça devrait être une matière journalistique comme une autre, tant leur métier consiste en théorie à documenter ce qui est, ce qui se passe. Le Monde diplomatique l'a fait récemment, notamment dans un article sur la reconfiguration de groupes armés, très jeunes, en Cisjordanie. J'imagine que sur un plateau, le seul fait d'évoquer cela serait immanquablement criminalisé, identifié comme un « soutien ». Or, il ne s'agit pas de soutenir ou non, il s'agit de faire du journalisme, de rapporter des faits. Le verrouillage du débat provient aussi du fait que des paroles ne s'expriment pas du tout sur le même registre.
Hicham : Et ils ne pourraient même pas utiliser l'argument « ce n'est pas vendeur » parce qu'il y a un intérêt pour ce qui se passe. On entend souvent « ce n'est pas un génocide, c'est une guerre ». Eh bien parlons-en de cette « guerre », analysons ce qui se passe au niveau des acteurs sur le terrain. De la même manière, les médias devraient pouvoir inviter des spécialistes des mouvements de libération et aller vraiment dans le détail. Les seuls moments où on a eu des historiens qui connaissent spécifiquement cette question, le Hamas, la région, les enjeux autour des négociateurs, etc., ils ont subi des pressions et leur discours a été assimilé à une « glorification du terrorisme ». Je trouve ça fou qu'on n'arrive pas à informer sur l'un des acteurs centraux à Gaza et que dans le même temps, on glorifie l'État d'Israël. On l'a déjà un peu évoqué, mais je crois que le cadre « antiterroriste » pèse lourd en France, plus largement en Occident, mais aussi dans le reste du monde, on le voit avec la question kurde, les Ouïghours, etc. Il régit beaucoup de choses. Et il se trouve que ce cadre est tout de même intimement lié à la question coloniale et des luttes décoloniales. J'avais justement un cours à propos des impacts des lois antiterroristes sur les droits humains, avec une professeure qui travaille dans un organisme de l'ONU en charge de mesurer leur influence sur nos libertés individuelles dans tous les États membres de l'ONU. Avant le 11 septembre, beaucoup de pays s'opposaient aux cadres « antiterroristes » en arguant que dans ces cas-là, tous les mouvements de décolonisation allaient être qualifiés de terroristes. Post 11 septembre, on voit que c'est exactement ce qui s'est passé. Parler de décolonisation en Palestine, parler de résistance armée, c'est totalement inaudible en France et littéralement impossible dans les médias. Au sein du comité Palestine, à Sciences Po, je crois fondamentalement que le fait d'avoir, à un certain moment, décidé de ne plus parler aux médias et de ne plus avoir d'interactions avec eux, ça nous a aussi permis de réfléchir. Et de penser. Cela dit, à une échelle beaucoup plus large, je vois vraiment une impasse, j'ai du mal à avoir de l'espoir.
Tu m'offres une bonne transition pour évoquer le traitement des mobilisations en soutien du peuple palestinien. Depuis plus d'un an, des manifestations, des rassemblements et des actions diverses ont lieu partout en France, très régulièrement. Avez-vous des remarques d'ordre général s'agissant de la couverture que leur réservent les médias dominants ?
Hicham : Une fois encore, il y a une dissonance totale entre ce qui est rapporté par les personnes mobilisées et les grands médias. Avant le 7 octobre, les manifestations Palestine ne rassemblaient plus grand monde, principalement des personnes âgées, on était à peine une centaine à faire les mêmes parcours dans Paris. Depuis, il y a des mobilisations importantes, mais elles sont très peu couvertes et très peu filmées, à l'image des actions de désobéissance civile, essentiellement documentées par les militants eux-mêmes. Quand elles le sont, l'accent va souvent être mis sur « l'antisémitisme », la « dangerosité » ou les « risques de troubles » alors que quand on est dedans, on sait que c'est très à la marge de ce que l'on vit. On nous a aussi beaucoup reproché d'avoir « importé le conflit ». C'est une des choses qui m'énerve le plus. C'est en fait la France et d'autres qui se sont « importés » au Moyen-Orient ! La deuxième chose, c'est qu'on a quand même Olivier Rafowicz en live sur BFM-TV toutes les semaines, Netanyahou s'exprime sur CNews et sur LCI en direct à des heures de grande écoute et une large partie du spectre politique – la macronie, la droite, l'extrême droite et une partie de la gauche – a apporté un « soutien inconditionnel » à l'une des deux parties. Donc ce conflit, il existe en France. Simplement, on nous dit à nous en tant que Français qu'on est censés avoir de l'empathie pour l'État d'Israël et qu'il est une continuité de notre « civilisation judéo-chrétienne ». Après tout ça, entendre qu'on « importe le conflit » quand on manifeste, c'est quand même ahurissant. Mais ça rejoint ce que pointait Houda à propos de la spécificité de la question palestinienne, qu'on ne retrouve pas dans la manière qu'ont les médias et les gouvernements d'aborder d'autres conflits dans le monde.
Monira : Je suis totalement d'accord avec ça et j'ajoute que l'accusation d'« importer le conflit » est omniprésente depuis des années. On n'a pas importé le conflit, on l'a exporté. La campagne BDS montre par exemple que si Israël peut mener ce génocide, c'est grâce à l'aide de pays étrangers. S'agissant de la France, ce sont des armes, des investissements d'entreprises, des liens avec des universités, etc. Il y a tout un écosystème de complicité qui rend les choses possibles. Enfin, il faut tout de même dire que beaucoup de rédactions se sont intéressées à des mobilisations uniquement au prisme de l'antisémitisme. Quand on se mobilise et qu'on est 4 000, ils n'en ont rien à faire de ces 4 000 personnes. À Sciences Po, il y a eu plein de mobilisations dans le silence le plus complet. Mais quand l'UEJF a raconté qu'une étudiante n'avait pas été autorisée à entrer dans un amphithéâtre occupé parce qu'elle était juive, les grands médias se sont tous engouffrés là-dedans et ont invité des porte-parole de cette organisation sur tous les plateaux [8]. Il y a des choses qui intéressent les rédactions, parmi lesquelles décrédibiliser et criminaliser les personnes mobilisées pour la Palestine et les associer à du racisme, un phénomène par ailleurs largement minoré dès lors qu'il n'est pas question d'antisémitisme. Le deux poids, deux mesures est permanent. Il y a quelques semaines, l'UEJF est venu perturber un débat organisé à Pantin, en Seine-Saint-Denis. À cette occasion, j'ai filmé une scène où un militant se met à crier tout seul par terre [9]. Là, les médias qui relaient en permanence leurs « polémiques » ne se sont pas précipités pour savoir ce qui s'était passé. Seuls deux journalistes m'ont contactée, l'un travaillant pour AJ+, l'autre pour le service « Checknews » de Libération. Qu'est-ce qu'on retient de cette médiatisation à géométrie variable ? L'angle est clair : c'est d'essayer de nous faire passer pour des antisémites pour nous silencier sur la question de la Palestine.
Alors justement, j'aimerais qu'on s'attarde sur la couverture médiatique des mobilisations à Sciences Po. Ces dernières ont fait l'objet de coups de projecteur et d'un suivi relatif compte tenu de la renommée de l'école, de sa localisation ou encore des relations de proximité diverses existant avec les grandes rédactions parisiennes. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la mobilisation ait été traitée véritablement en tant que telle… et encore moins correctement [10]. Hicham, quand les médias ont-ils commencé à s'intéresser aux activités du comité Palestine et que peux-tu nous dire de la couverture qui vous a alors été réservée ?
Hicham : Déjà, ce que les grands médias ne mettent pas en lumière, c'est que c'est loin d'être une question nouvelle à Sciences Po. Si je ne devais prendre qu'un seul exemple, je citerais, en 2019, cette exposition sur les pêcheurs de Gaza, qui avait été annulée. Le bureau des étudiants s'en était indigné dans un communiqué et avait été réprimé par la direction de l'époque. Évidemment, il n'y avait eu aucune couverture médiatique de ces événements. S'agissant de la séquence récente, il faut sans doute que je commence par une mise en contexte. En septembre, plusieurs étudiants de Palestine et de la diaspora ont créé l'association Students for Justice in Palestine à Sciences Po. Ils organisaient des événements étudiants classiques et déclaraient tout ce qu'ils faisaient, que ce soit pour l'obtention d'une salle ou l'organisation d'une petite manifestation à l'intérieur des locaux. Le tout, sous haute surveillance de la direction, systématiquement. Le comité Palestine a été créé dans la foulée, en novembre, autour d'étudiants qui avaient déjà milité ensemble contre l'extrême droite ou les violences sexistes et sexuelles par exemple. On a fait une assemblée générale et on a fixé le premier grand événement au 29 novembre, la journée de l'ONU en soutien au peuple palestinien. À ce moment-là, on était un mouvement autogéré et on ne voulait qu'aucun nom ou visage ne sorte. On était là pour amplifier la voix des Palestiniens qui ne pouvaient pas se permettre d'être visibles, qui n'avaient pas de passeports français et pour lesquels il est compliqué de militer. On voulait secouer un peu Sciences Po parce que son silence était assourdissant pour une immense majorité d'entre nous. Notre action était guidée par les principes du Thawabit : le droit des peuples à résister à l'occupation, le droit à l'autodétermination, Jérusalem comme capitale de la Palestine et le droit au retour de tous les réfugiés. Quant à nos revendications, elles étaient très simples : organiser une minute de silence à Sciences Po, appeler publiquement à un cessez-le-feu, protéger les étudiants palestiniens, garantir les libertés syndicales et rompre les partenariats avec les universités israéliennes. Pendant cette première période, seuls des médias de niche se sont intéressés à la mobilisation, ainsi que des journalistes indépendants qui ont l'habitude de filmer les manifestations pour les réseaux sociaux, comme Luc Auffret ou Clément Lanot.
En mars, nous avons organisé un gros événement à l'occasion de la Journée européenne contre le génocide et le scolasticide, qui s'est tenue dans le cadre de la Semaine mondiale contre l'apartheid israélien, laquelle existe depuis 2005. En tant qu'universitaires, on dénonçait évidemment la destruction de la connaissance et le fait qu'il n'existe plus aucune université à Gaza, les douze ayant été détruites par l'armée israélienne. On a donc décidé d'occuper l'amphithéâtre Boutmy et c'est à ce moment-là qu'a eu lieu la fameuse « polémique » avec l'étudiante de l'UEJF. Cette matinée du 12 mars, elle était pourtant incroyable. Ça faisait alors six ans que j'étudiais à Sciences Po, j'avais participé aux campagnes sur les questions écologiques, féministes et antiracistes, et je n'avais jamais vu une manifestation aussi belle, dans un moment pourtant si triste… Je n'avais jamais vu autant de ferveur chez les étudiants qui étaient là, je n'avais jamais vu non plus autant d'étudiants racisés s'engager et militer. Un de mes professeurs, un Palestinien qui a perdu son père à Gaza car l'armée israélienne a refusé que l'ambulance dans laquelle il se trouvait passe le checkpoint alors qu'il était mourant, était très ému et nous a félicités pour ce qu'on avait fait. C'était une journée de colère mais aussi d'espoir pour des centaines de gens. Et de tout ce que je raconte là, rien n'a été médiatisé. Ce qui a fait l'événement, vous le connaissez : la venue de la ministre Sylvie Retailleau puis de Gabriel Attal à Sciences Po et un communiqué de la direction de l'école pour condamner ce que nous avions fait, sans le moindre respect pour la présomption d'innocence dont on nous rabâche les oreilles quand on parle de violences sexistes et sexuelles. En tant que jeunes militants, c'était extrêmement étrange d'alerter depuis le mois de novembre sur ce qui se passait dans un silence assourdissant et d'un coup, voir débarquer toutes les caméras du pays. Le soir-même, je ne sais trop comment, mon numéro de téléphone a circulé et BFM-TV m'a invité à venir sur un plateau. J'ai refusé. On ne voulait parler ni à BFM-TV, ni à CNews.
Mais le lendemain, on s'est rendu compte qu'ils essayaient de tout mettre sur le dos de quelques étudiants racisés, évidemment. C'est en réaction à ce ciblage raciste et en acte de solidarité, en quelque sorte, qu'on a changé de cap. On s'est dit qu'on était responsables nous-mêmes de ce contre-pouvoir, des faits, et qu'on allait bien devoir parler aux médias. C'est donc ce qu'on a fait. On a organisé un espace de conversation de confiance en se demandant qui, parmi nous, avait un passeport français, qui pouvait se permettre d'aller à la télé et qui, parmi les étudiants non racisés, se sentait d'y aller en courant le moins de risque. Deux étudiants en sont ressortis, dont moi. Le 13 mars, j'ai donc été en contact avec un nombre incalculable de médias, pendant toute la journée. J'ai fait des séances de « fact-checking » avec des journalistes de l'AFP, qui me posaient des questions très rapidement pour vérifier nos informations. Je suis allé sur BFM-TV pour que soit entendue notre version. Et à partir de là, on s'est vraiment rendu compte de ce qui les intéressait. Ce n'était pas nos revendications, c'était Sciences Po. On a voulu en profiter et la stratégie a donc évolué puisqu'à partir du mois d'avril, on a commencé à occuper l'école.
Ça signifie que les grands médias ont nettement influencé la forme de votre mobilisation. Ce n'est pas rien quand on réfléchit aux liens mouvements sociaux/médias et à la façon dont les seconds peuvent « peser » sur les premiers, sur leur autonomie et, bien sûr, sur leur perception. Est-ce que ça s'est mieux passé dans vos liens avec les journalistes par la suite ? La couverture a-t-elle été meilleure ?
Hicham : On avait déjà conclu que ce qui se passait à Sciences Po attirait beaucoup plus que ce qui pouvait se passer à la Sorbonne, à Clignancourt, ou dans toutes les autres facs qui menaient un travail incroyable depuis le mois d'octobre et avec lesquelles on travaillait. Reste que vu l'afflux de journalistes, c'est vrai qu'on a changé notre stratégie. Et on a voulu aller dans les médias alors qu'à la base, on ne le faisait pas du tout et qu'on était même contre. Ce qui a aussi joué, c'est qu'on s'est rendus compte que si on était invité sur un plateau et que c'était en direct, on pouvait essayer de faire passer quelques messages et avancer quelques thématiques. Mais à ce moment-là, ça n'a pas été moins compliqué. On voyait la presse beaucoup plus régulièrement. Les journalistes semblaient tellement intéressés qu'on les a même convoqués à des conférences de presse depuis les fenêtres de l'école et le comité Palestine a installé un système de salle de presse dans les locaux ! Mais très vite, on a été complétement débordés dans cet exercice, on était sursollicités. On parlait tout le temps aux médias et tout le monde s'est mis à parler à la presse… On a voulu pousser l'enjeu du boycott à la radio et sur les plateaux télé, le rendre audible parce que les médias le laissaient complétement hors champ. On a essayé, ça n'a pas trop marché… On s'est fait défoncer. Je me rappelle notamment la manière dont Guillaume Erner a abordé cette question sur France Culture, c'était lunaire. Naïvement, on a pensé que nos demandes les intéressaient. Mais en fait non. Ils voulaient, pour la plupart, raconter ce qui se passait dans les couloirs d'une grande école parisienne située dans le 7ème arrondissement. Cette frénésie médiatique n'avait en réalité aucun lien avec ce qui se passait vraiment en Palestine. Sur les plateaux, on pouvait réussir à en placer une, mais le lendemain, tout ce qu'on avait dit était déjà détruit. Et puis, quelques blocages ont eu lieu à Sciences Po au mois de mai, des journalistes sont venus me chercher pour me parler, mais pas pour intervenir sur des plateaux. Il n'y avait plus du tout d'intérêt, il n'y avait plus assez de « polémique » ou ça ne vendait pas assez, je ne sais pas mais en tout cas, il n'y avait plus un seul étudiant à l'écran ! S'en est suivi une invitation à la Fête de l'Humanité, en septembre. À cette occasion, j'ai dit publiquement que je travaillais pour Rima Hassan et à partir de là, j'ai été recontacté par plusieurs journalistes. Parce que « Rima Hassan ». À nouveau, pas du tout pour la Palestine, ni pour le Liban, ni parce qu'il y avait plus de morts qu'en mai…
Acrimed rappelle régulièrement le poids des hiérarchies éditoriales et l'effet « plafond de verre » à l'œuvre dans les rédactions, où les « hauts gradés » ont la main sur la sélection des sujets et la manière dont ils vont être traités. Tu mentionnais de nombreuses discussions avec les journalistes de terrain et les reporters. Que peux-tu nous en dire et est-ce que tu peux nous parler des décalages que vous avez pu observer entre ces discussions et les sujets diffusés par la suite à l'antenne ou en presse écrite ?
Hicham : J'aurais tellement de choses à raconter là-dessus ! On pouvait avoir des discussions vraiment intéressantes avec les journalistes, d'où notre naïveté de départ dans le fait d'accepter les échanges. Je ne me rappelle pas le nombre de fois où on s'est dit entre nous qu'on avait bien parlé à tel ou tel média en pensant que le papier allait être super et derrière, on se retrouvait avec une publication qui ne mentionnait même pas nos revendications ! En amont de nos événements, on imprimait des affiches avec des QR codes qui renvoyaient à de la documentation. L'idée, c'était de se former entre nous mais aussi de dire aux journalistes : « Si vous passez dans cette manifestation, vous savez qu'on n'est pas là juste pour faire du bruit. On vous donne des informations et vous pouvez y avoir accès. » Il nous est aussi arrivé d'envoyer de longs documents aux journalistes, qu'eux-mêmes réclamaient dans certains cas en se disant intéressés par telle ou telle question. Quelque part, on faisait presque leur travail ! Mais c'est vrai qu'il y avait un décalage total avec le produit fini. Pour ne pas dire de vrais trous noirs. Un exemple : le 26 avril, un passant nous a agressés verbalement et physiquement devant Sciences Po. Il y avait quinze caméras déjà sur place, qui ont donc filmé cette personne en train de m'insulter violemment avec des propos extrêmement racistes et homophobes, après avoir agressé une de mes camardes qui portait le voile. Quinze caméras. Sur le coup, j'étais un peu traumatisé mais je me suis dit qu'au moins, ça allait être médiatisé et que les gens pourraient voir à quoi ça ressemble de militer pour les droits des Palestiniens. Ce racisme par contagion que décrivait Houda, que l'on subit quand on est engagé dans la lutte de solidarité avec la Palestine et qui fait qu'on va s'attaquer à des gens qui « ressemblent » à des Palestiniens. Eh bien ça n'est jamais sorti. Je n'ai rien jamais rien vu alors qu'un journaliste m'a même proposé de m'envoyer le fichier audio ! Ça a été le cas, aussi, de beaucoup d'interviews qu'on a pu donner, qui n'ont jamais vu le jour dans l'audiovisuel.
Quant aux revendications, je n'en parle même pas. À chaque fois, on les indiquait dans l'ordre : 1, 2, 3, 4, 5, voilà ce qu'elles sont. Pas un média n'a été capable de les citer dans leur entièreté ! À l'occasion du « town hall » à Sciences Po, une réunion dans les règles de l'art qui a eu lieu à huis clos entre personnels de direction, enseignants et étudiants, on a transmis aux journalistes ce qui s'était passé, ils ont eu accès aux informations. Mais une fois encore, le traitement médiatique a été d'une incroyable pauvreté. Ils ne s'y sont pas intéressés alors que beaucoup de jeunes sont intervenus, des syndicats, des étudiants palestiniens, du comité Palestine, des étudiants juifs décoloniaux, etc. et que nous avons tous avancé des arguments extrêmement clairs. Je pourrais évoquer beaucoup d'autres exemples, notamment dans la presse audiovisuelle où les journalistes coupent des morceaux, sélectionnent à leur gré. Le pire, c'était vraiment « Quotidien », à qui on ne voulait pas parler à la base, dont des journalistes sont venus filmer pour ne montrer que les choses un peu « drôles » ou « scandale ». Quant à la presse écrite, c'est peut-être encore pire ! Les journalistes faisaient en apparence un travail sérieux, mais ensuite, dans le papier, les propos ou les faits étaient tronqués, le journaliste s'était attardé sur notre apparence – le keffieh, les boucles d'oreille, que sais-je encore –, des guillemets étaient mis sur des phrases complétement sorties de leur contexte, etc. Un travail de journalisme vraiment pauvre. À tel point qu'on est devenus très paranos par rapport aux questions qu'on pouvait nous poser et qu'on s'est mis à ne plus répondre à certaines d'entre elles, ce qui s'est ensuite retourné contre nous puisqu'ils signalaient dans l'article qu'on ne voulait pas y répondre... Même chose s'agissant des noms, toujours dans la phrase introductive : « Hicham n'a pas souhaité donner son nom de famille », point final. Ils mettaient en avant certaines choses au détriment d'autres. On sentait vraiment une défiance. Le résultat, c'est qu'à un moment, on en eu marre, tout simplement. Et qu'en dehors des médias indépendants, on a arrêté de leur parler. On a totalement cessé d'interagir avec les médias en fait.
Alors pour caractériser le fonctionnement des rédactions de l'intérieur, « plafond de verre », c'est la bonne expression. C'est-à-dire que même si tu as des journalistes qui sont très bien, il y a ce phénomène « barrière ». On l'a beaucoup senti sur la question des partenariats universitaires. À Sciences Po, des équipes d'étudiants ont mené des recherches avec des professeurs, y compris israéliens, qui ont relu le travail. Ce travail documentait des violations des droits humains. On parle d'universités qui abritent des bases militaires, qui développent des doctrines militaires, où seuls les étudiants israéliens ont le droit de se promener avec des armes, où des étudiants et des professeurs palestiniens sont virés. On parle d'universités qui sont situées sur des zones occupées illégalement, où le bâtiment lui-même est illégal ! Mais tout ça apparemment, c'est inaudible. Fondamentalement, on voyait beaucoup de journalistes très intéressés par le sujet et on sentait qu'ils voulaient bien le couvrir. Mais ce qu'ils nous disaient constamment, c'était : « Je ne sais pas si ça va passer avec la rédaction » ; « Bon, voilà, je vais essayer » ; « Moi, dans ma rédaction, c'est chaud » ; « Je vais voir ce que je peux faire » ; etc. Ils en sont totalement conscients. Et de fait, ça ne passait pas du tout. Peut-être, aussi, que certains de ces journalistes manquent de courage pour faire des actions tous ensemble et dénoncer ces fonctionnements en disant : « C'est nous qui écrivons, c'est nous les travailleurs, donc vous nous écoutez ».
Tu as été récemment visé par une campagne de dénigrement, initialement déclenchée par la désormais très vaste galaxie médiatique d'extrême droite. Souhaites-tu revenir sur cet « épisode » ?
Hicham : Des mobilisations ont repris récemment à Sciences Po et le nouveau directeur m'a ciblé en envoyant un courrier au procureur pour déclencher l'article 40. Un acharnement médiatique s'est déclenché contre moi. C'est la première fois que mon nom de famille est sorti. Le Journal du dimanche, Le Figaro, Europe 1, CNews ont produit des articles et des vidéos. Je tiens vraiment à ce que le racisme décomplexé de ces productions soit mis en lumière. Ces médias m'ont présenté comme un agent double, la figure du sémite par excellence. On dit clairement qu'il y aurait « deux Hicham » n'ayant que l'homonymie en commun : d'un côté, le bon élève qui a eu 18/20 à son mémoire, qui est passé par Greenpeace, etc. et de l'autre, l'agitateur qui porte un keffieh, appelle à l'intifada et excite les universités. Bref, cette figure du sémite fourbe qui a un plan ultérieur. Ce qui est intéressant dans le traitement que j'ai reçu, c'est qu'au début, les journalistes ne connaissaient pas mon nom de famille. Ils savaient juste que je m'appelais Hicham, que j'étais nord-africain et que je militais pour la Palestine. Donc j'étais un « frériste » et un « islamiste ». Et quand ils ont eu accès à mon nom de famille et donc à mon CV et à mon mémoire consacré à l'implication en politique des musulmans queers aux États-Unis, là, je suis devenu un « wokiste » et un « islamogauchiste ». Je n'étais plus un « islamiste », par contre, je faisais le jeu de « l'islamisme ». Personne parmi eux n'a jamais lu mon mémoire, ils se sont juste offusqués de son titre…
Monira, on parlait un peu plus tôt de la question des boycotts universitaires. Souhaites-tu rebondir en nous parlant du traitement médiatique de BDS et peut-être articuler plus largement cette question à la place qu'occupe la thématique des sanctions contre l'État d'Israël dans le débat public ?
Monira : Je suis engagée dans la campagne BDS depuis 2014 et nous n'avons jamais eu de traitement positif ou même simplement « normal » dans les médias. On a été très longtemps criminalisés puisque notre action était qualifiée d'appel à la haine. Jusqu'à ce que la Cour européenne des droits de l'homme condamne la France en 2020 [11], il y avait des procès contre des militants, donc ça favorisait cette ambiance de criminalisation générale. C'est simple, il n'y avait pas moyen de parler de BDS. Quand il y avait un article sur notre action, c'était toujours la catastrophe. Je me rappelle notamment un édito de Libération en 2015 [12]. Ça a toujours été très violent. Là, ça l'est moins. Mais pour une raison simple… c'est qu'il y a une invisibilisation totale de BDS. On n'existe pas. Et quand on existe, on existe comme une ombre. Tout ce dont parlait Hicham à propos du « complot », du « frérisme », de l'« islamisme », ça vaut aussi pour nous. Au moment du mouvement « block out » par exemple [13], qui ne venait pas du tout de BDS, les médias qui l'ont traité écrivaient des choses du genre : « On devine, derrière, l'influence de BDS ». On est décrit comme un acteur qui plane dans l'ombre, en secret, alors qu'on a un appel très clair. Si les journalistes veulent savoir ce qu'est BDS, c'est très simple. Mais comme ils en parlent sans jamais nous poser de questions, ils racontent n'importe quoi. Je pense par exemple à une chronique d'Emmanuelle Ducros sur Europe 1 [14]. Certains éléments de l'édito sont factuels, mais on comprend petit à petit que tout est fait pour dénigrer le mouvement. Je cite la conclusion de la journaliste : « Ce qu'il faut retenir de ces appels aux boycotts et de leur formulation en France, c'est que la frontière est souvent très fine entre la liberté d'exprimer une opposition politique, économique et les appels à la haine antisémite. C'est souvent assez transparent. Les campagnes BDS oscillent invariablement sur cette ligne de crête. » Donc en gros, est-ce qu'ils sont antisémites ou non ? On n'est pas sûrs… Cette façon permanente de traiter et de délégitimer BDS, c'est évidemment injuste et insupportable dans la mesure où les médias ne s'intéressent jamais à ce qu'on dit et à ce que l'on fait vraiment. C'est toujours transformé et déformé pour sous-entendre qu'il y aurait un « boycott des Juifs ». C'est absurde. On appelle au boycott d'un État colonial et d'entreprises complices des crimes d'Israël, tout simplement. Cette façon de soupçonner des militants plutôt que s'intéresser à leur propos s'inscrit dans la lignée du récit médiatique dépolitisé post 7 octobre, qui a fait totalement disparaître la question de l'occupation, du blocus de Gaza et des violences quotidiennes. Pour articuler cela à la thématique plus générale des sanctions, je dirais que dans le débat public, le fait de sanctionner l'État d'Israël n'est jamais présenté comme quelque chose de « normal », comme ça a été le cas pour la Russie. On le dit en permanence : on veut simplement le même niveau de sanctions que ce qui a été appliqué contre la Russie lors de son agression contre l'Ukraine. C'est une revendication de justice. Le deuxième point, c'est que si la question des sanctions est aujourd'hui plus abordée que ces dernières années, c'est parce qu'il y a quelques députés qui s'en sont emparés et qui l'avancent régulièrement sur le terrain médiatique. Ceci dit, ça constitue une avancée.
Tu évoquais au début les victoires judiciaires de BDS. Est-ce que ces décisions de justice ont eu un effet sur la manière dont les grands médias ont perçu et traité la campagne ?
Monira : Depuis la condamnation de la CEDH et la révision du procès en cassation, effectivement, la jurisprudence dit que le boycott est légal. Mais la désinformation et la suspicion n'ont pas du tout cessé. J'identifie quatre ressorts médiatiques principaux. D'abord, nous prêter d'autres origines que celles qui existent vraiment ; je rappelle à ce titre que c'est initialement une campagne lancée en 2005 par les Palestiniens eux-mêmes, avec leurs règles et leurs revendications. Ensuite, transformer nos motivations. Trois objectifs très clairs fondent l'action BDS : l'égalité des droits donc la fin de l'apartheid, la fin de la colonisation et de l'occupation et enfin, le droit au retour des réfugiés. Mais dans le commentaire médiatique ambiant, on va toujours ajouter des sous-titres, du genre : « qui prône la destruction d'Israël ». Ça ne veut absolument rien dire en fait ! Est-ce qu'on veut la destruction de l'apartheid ? Oui, évidemment. On ne veut pas d'un État qui discrimine une partie de la population et l'enferme derrière des murs. Le troisième point, c'est que maintenant que les commentateurs ne peuvent plus dire que le boycott est illégal, ils vont parler de BDS comme d'un mouvement « controversé ». Une fois que tu as dit ça, tu as tout dit. Pas besoin d'un grand développement pour expliquer que ce sont des méchants et que ce n'est pas bien : c'est « très controversé », donc tu entretiens la suspicion. Enfin, il y a de grandes victoires du boycott qui ne sont jamais traitées. Ça fait par exemple des années que nous sommes en campagne contre Axa, qui avait des investissements dans des banques israéliennes. Axa se désinvestit des banques israéliennes, on communique… mais aucun média ne s'y intéresse. Il faut aller chercher dans les journaux anglophones pour trouver des papiers un peu conséquents sur le boycott de McDonald's, les pertes financières qu'il engendre – la plus grande en termes de chiffres d'affaires depuis quatre ans. Il y a quelques mots ici ou là dans les médias français, mais aucune volonté de documenter réellement ces choses-là. D'un point de vue journ

Aux côtés de RSF, en défense des journalistes palestiniens ciblés par Israël

Mediapart se joint à la campagne lancée ce lundi 1er septembre par Reporters sans frontières (RSF) et l'ONG de cybermilitantisme Avaaz pour dénoncer les meurtres de journalistes palestinien·nes à Gaza. « Au rythme où l'armée israélienne tue les journalistes dans la bande de Gaza, il n'y aura bientôt plus personne pour vous informer », affirment les plus de 150 médias qui soutiennent l'initiative.
L'autrice est journaliste, présidente et directrice de la publication de Mediapart.
Tiré du blogue de l'autrice.
Pour tenter d'effacer les traces de la première guerre génocidaire menée en direct sur les réseaux sociaux, Israël élimine les uns après les autres les journalistes palestinien·nes, qui, jour après jour, risquent leur vie sous les bombes, pour recueillir des témoignages et des images qui font le tour du monde.
« Au rythme où l'armée israélienne tue les journalistes dans la bande de Gaza, il n'y aura bientôt plus personne pour vous informer » : Mediapart s'associe pleinement au message d'alerte lancé ce lundi 1er septembre par Reporters sans frontières (RSF) et l'ONG de cybermilitantisme Avaaz. Soutenue par plus de 150 médias, parmi lesquels +972 Magazine (Israël/Palestine), Local Call (Israël), Al Jazeera (Qatar), Daraj (Liban), L'Orient Le Jour (Liban), The Independent (Grande-Bretagne), The New Arab (Grande-Bretagne), Forbidden Stories (France), L'Humanité (France), Le Soir (Belgique), InfoLibre (Spain), RTVE (Espagne), Frankfurter Rundschau (Allemagne), Der Freitag (Allemagne), Intercept Brasil (Brésil), Media Today (Corée du Sud), New Bloom (Taïwan), Photon Media (Hong Kong), Le Desk (Maroc) et La Voix du Centre (Cameroun), cette action (lire le communiqué) vise à rappeler que le droit de savoir des citoyen·nes, partout sur cette planète, est en jeu.
Alors que les médias internationaux sont empêchés par Tel-Aviv d'accéder à Gaza depuis le 7 octobre 2023, et face à la propagande israélienne, les journalistes palestinien·nes sont essentiel·les à la recherche de la vérité des faits.
« Ensemble, nous dénonçons le meurtre des journalistes par l'armée israélienne dans la bande de Gaza. Ensemble, nous demandons aux autorités israéliennes de permettre un accès indépendant de la presse internationale dans la bande de Gaza », déclarent les médias participants, dont la solidarité se traduit par des pages entièrement ou partiellement noires en une des journaux, des bannières sur les sites d'information en ligne et des messages audio ou vidéo diffusés par les radios et les chaînes de télévision.
« À huit jours de l'ouverture de la 80e Assemblée générale des Nations unies, nous exigeons une action forte de la communauté internationale afin de stopper les crimes de l'armée israélienne contre les journalistes palestiniens », ajoutent-ils, dans la lignée de l'appel signé en juin et auquel Mediapart s'était joint.
L'été a été particulièrement meurtrier pour la profession. Dans la nuit du 10 au 11 août, l'armée israélienne a tué six journalistes dans une frappe ciblée et revendiquée contre le correspondant d'Al Jazeera Anas al-Sharif (lire notre article et le parti pris d'Edwy Plenel). Ce crime collectif a été assumé par l'affirmation de l'armée israélienne, assortie d'aucun début de preuve, qu'Anas al-Sharif aurait été un chef de cellule du Hamas.
Ces derniers jours, encore, le bombardement de l'hôpital Nasser de Khan Younès, le principal établissement de santé du sud de la bande de Gaza, a fait, le 25 août, au moins vingt morts, dont cinq journalistes : Hussam al-Masri, qui travaillait pour Reuters comme caméraman, Mariam Abou Dagga, photojournaliste qui collaborait avec Associated Press, Mohammad Salama, employé par la chaîne qatarie Al Jazeera comme photojournaliste et caméraman, Moaz Abou Taha, le correspondant de la chaîne états-unienne NBC, et Ahmed Abou Aziz, reporter indépendant qui collaborait avec le média numérique Quds Feed. Journaliste pour le quotidien palestinien Al-Hayat Al-Jadida, Hassan Douhan a été tué le même jour alors qu'il se trouvait dans une tente de déplacé·es dans le village d'Al-Mawasi à Khan Younès.
Depuis février 2024, Mediapart s'efforce de montrer les visages de ce carnage qui dépasse le décompte de 200 journalistes tué·es. En accès libre, notre panoramique a été mis à jour, à la suite des dernières vagues de décès.
Selon des données militaires israéliennes obtenues par le quotidien britannique The Guardian, le média israélien Local Call et notre partenaire +972, l'offensive à Gaza a fait au moins 83 % de morts civils.
Les journalistes palestinien·nes sont les yeux et les oreilles de ces victimes de la guerre. C'est pour cette raison que l'armée israélienne, au mépris du droit international, cherche non seulement à les éliminer, mais à les éliminer au plus vite en les visant expressément.
Outre RSF, qui a déposé quatre plaintes auprès de la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre commis par l'armée israélienne, la question du ciblage est abordée frontalement par Forbidden Stories et Forensic Architecture, notamment dans son rapport sur le meurtre de la photoreporter Fatma Hassona. Disparue le 16 avril 2025, cette photojournaliste dont Mediapart a publié un portfolio est au centre d'un documentaire de Sepideh Farsi, Put Your Soul on Your Hand and Walk, à voir au cinéma à partir du 14 septembre. Ses photographies et quelques-uns de ses poèmes sont rassemblés dans un livre, Les Yeux de Gaza, publié le 24 septembre aux éditions Textuel, avec le soutien d'Amnesty International et Mediapart.
Cette insupportable hécatombe doit cesser. Il en va de la liberté d'informer, pour le présent et l'avenir. Tuer des journalistes revient à faire disparaître des preuves. Sans elles et sans eux, il deviendra plus difficile, voire impossible, de documenter la famine, les deuils, les destructions. Sans elles et sans eux, l'anéantissement du peuple palestinien se poursuivra, sans que ne nous parviennent plus les appels au secours de celles et ceux, qui, encore parfois, nous fixent au travers des objectifs et, ce faisant, nous interpellent sur nos responsabilités.
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Elon Musk a raison

Les députéEs empocheront 10 000$ de plus par année

C'est dans le secret que François Legault aurait souhaité « le mieux gardé du monde » qu'est entré en vigueur récemment une hausse salariale annuelle de 10 000$, soit 7,5%, pour les députéEs de l'Assemblée nationale. Il faut préciser qu'à cette très généreuse augmentation des émoluments réservée aux 125 happy few de l'Assemblée nationale s'ajoute une augmentation gargantuesque de 30 000$, obtenue en 2023. Le salaire annuel de base d'unE députéE d'arrière-ban s'élève maintenant à la coquette somme de 141 625$. Les ministres, pour leur part, empocheront une augmentation supplémentaire de 7000$. Ces augmentations sont-elles justifiées ? À chacune et à chacun d'avoir son opinion sur le sujet.
La forte augmentation salariale des représentantEs du peuple a minimalement été autorisée par les membres du Conseil des ministres et ensuite par les députéEs. Je suis enclin à croire qu'elle résulte par définition d'un conflit d'intérêt et d'un authentique manque d'aptitude des ministres et des députéEs à décider d'une telle hausse dans un contexte où les 600 000 salariéEs des secteurs public et parapublic se sont vus accorder une augmentation de 17,4% sur 5 ans.
En conclusion, j'y vois là-dedans, quelque chose qui relève de l'impéritie !
Yvan Perrier
31 août 2025
18h30
Lexique
Impéritie : « LITTÉR. Manque d'aptitude, d'habileté, notamment dans l'exercice de sa fonction. ➙ ignorance, incapacité, incompétence. L'impéritie (…) d'un ministre. »
© 2025 Éditions Le Robert - Le Petit Robert de la langue française
Source : Chouinard, Tommy. 2025. « Politique. Hausse salariale de 7,5% : Au moins 10 000$ de plus pour les élus ». La Presse, 28 août 2025,
https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2025-08-28/hausse-salariale-de-7-5/au-moins-10-000-de-plus-pour-les-elus.php. Consulté le 31 août 2025.
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L’immobilier reste une épine dans le pied de Pékin

L'ancien géant du développement immobilier Evergrande va être radié de la Bourse de Hong Kong. Son défaut en 2021 a fait plonger la Chine dans une crise immobilière dont elle n'est toujours pas sortie, mais qui devient de plus en plus une priorité.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
Près de quatre ans après ses premières difficultés financières, le groupe de développement immobilier chinois Evergrande sera officiellement radié de la Bourse de Hong Kong le 25 août. L'annonce est très largement symbolique puisque le titre était suspendu depuis un an et demi. Mais c'est la confirmation que la crise immobilière continue de marquer le quotidien des Chinois et de peser sur l'économie de la République populaire.
Evergrande a été fondé en 1996 à Guangzhou par Xu Jiayin qui deviendra un temps la deuxième personne la plus riche d'Asie. Après la libéralisation des ventes de terrain et de propriété en 1998, l'entreprise se lance dans des projets immobiliers de grande ampleur. La demande semble alors infinie compte tenu de la rapidité de l'urbanisation du pays : voici trente ans, un tiers des Chinois vivait en ville, c'est le cas aujourd'hui de deux tiers d'entre eux.
Pour accélérer sa croissance, Evergrande va avoir massivement recours à la dette. Comme ses clients achètent les appartements à l'avance, il disposait en théorie de liquidités pour assurer les remboursements et pouvoir s'endetter toujours plus. À partir de 2015, la situation s'emballe. Pékin met un coup de frein à sa surproduction industrielle et trouve dans l'immobilier un relais de croissance rêvé qui permet à la fois de soutenir l'activité intérieure et d'offrir un débouché pour sa production de ciment et d'acier.
Le crédit immobilier est donc encouragé, ainsi que les ventes de terrain par les administrations locales. Une chaîne de la dette se met en place : de plus en plus de Chinois s'endettent pour acheter des logements développés par des groupes qui, eux aussi, s'endettent toujours plus pour lancer de nouveaux projets. Une logique de bulle s'installe : des acheteurs se présentent uniquement dans l'optique de la revente au prix fort. Cette spéculation entretient l'inflation des prix et celle des projets portés par les développeurs qui s'endettent toujours plus, notamment sur les marchés financiers, en espérant rembourser grâce à la hausse des prix.
En 2019, l'immobilier représente environ 30 % du PIB en prenant en compte ses effets indirects et près de 80 % de la richesse des ménages est liée à l'immobilier. La valeur globale du marché immobilier chinois atteint alors 52 000 milliards de dollars, soit le double du marché états-unien. À ce moment, Evergrande est le principal développeur chinois. Sa capitalisation boursière a dépassé les 50 milliards de dollars en 2017. Mais son succès a fait des petits : des dizaines de développeurs proposent de nouveaux projets.
Une crise de grande ampleur
En 2020, la crise sanitaire réduit les revenus et l'accès aux crédits. Les entrées de liquidités commencent à ralentir et mettent le secteur en danger. Au même moment, le gouvernement commence à prendre des mesures de régulation pour réduire l'envolée des prix et assurer le maintien d'un accès au logement pour tous. Xi Jinping proclame alors que l'immobilier doit servir « à se loger et non à spéculer ».
Les deux éléments conduisent à un assèchement des ressources pour les grands développeurs qui entrent dans une spirale infernale : les avances des clients sont utilisées pour payer les dettes, mais les projets n'avancent plus et les fonds s'épuisent. Evergrande doit faire défaut sur une obligation en dollars en décembre 2021. Rapidement, il apparaît que le groupe est parfaitement insolvable.

C'est un coup de tonnerre qui frappe alors l'ensemble du secteur. La confiance disparaît, les clients se font rares et plus personne ne veut prêter aux développeurs.
Après Evergrande, Country Garden et Sunac font aussi défaut sur leur dette. Les constructions s'arrêtent net, plongeant de nombreux ménages dans le désarroi : l'appartement pour lequel ils ont payé ne sera pas terminé. Les acheteurs disparaissent alors logiquement du marché pour éviter ce genre de déconvenue.
La bulle éclate et les prix de l'immobilier commencent à chuter. Les milliers d'appartements destinés à la spéculation ne trouvent pas preneurs. L'agence Bloomberg estimait, en mai 2024, que 400 millions de mètres carrés et 60 millions d'appartements étaient vides et invendus, alors qu'un nombre incalculable de projets étaient arrêtés net avant d'avoir été achevés.
La baisse des prix et la dégradation de la conjoncture causée par cette crise frappent de plein fouet les ménages qui s'étaient endettés pour acheter leur logement ou spéculer, ce qui entraîne des ventes de panique qui accentuent encore la baisse des prix. Quatre ans plus tard, la situation est loin de s'être apaisée. En juillet, les ventes de logement ont affiché un recul de 25 % sur un an et la demande de nouveaux logements est en recul de 75 % par rapport à son niveau de 2017.
À la recherche d'une solution...
Face à cette situation, Pékin a cherché à éviter un scénario à la Lehman Brothers. Outre une ligne de financement de 200 milliards de yuans offerts aux développeurs, la banque centrale, les banques et les autorités locales sont invitées à soutenir le marché immobilier par tous les moyens. Cette méthode permet d'éviter l'effet de souffle à la Lehman avec une perte générale de confiance dans le secteur bancaire et un effondrement du crédit. D'autant qu'en parallèle, Pékin investit massivement dans de nouveaux secteurs, notamment technologiques et « verts ».
Mais le secteur immobilier, lui, continue malgré tout sa chute libre. Au second semestre, le secteur de la construction s'est contracté de 0,6 % sur un an selon les chiffres officiels du PIB publiés mi-juillet. En tout, les développeurs ont fait défaut, à ce jour, sur 150 milliards de dollars de dettes. Dans le cas d'Evergrande, le cabinet Deloitte a estimé que seulement 3,53 % du montant des créances pourraient être recouverts. L'annonce de la radiation du groupe de la Bourse de Hong Kong met fin à tout espoir de redressement rapide du marché.

Reste que la poursuite de la dégradation de la situation sur le front de l'immobilier, même si elle est cachée par la fuite en avant technologique du pays dans les statistiques de la croissance, est un problème pour Pékin car la crise immobilière continue de peser sur les revenus des ménages, l'emploi et la consommation. L'achat immobilier a longtemps été vu en Chine comme une forme d'assurance-retraite de substitution. Mais avec des prix en baisse, il devient nécessaire de compenser par une augmentation de l'épargne de précaution.
Une urgence stratégique
Or, avec l'hostilité croissante de Washington, Pékin a entamé un tournant de politique économique, faisant du soutien à la demande intérieure une priorité. Dans ces conditions, le règlement de la crise immobilière est devenu également une urgence. Une initiative forte devrait être annoncée ce mois-ci : le gouvernement central, et non plus les administrations locales, devrait désormais organiser, selon Bloomberg, le rachat des logements invendus pour permettre de remettre le secteur à flot.
La tâche sera néanmoins délicate et rien ne dit qu'elle pourra réellement se faire, mais, désormais, l'enjeu est de rétablir la confiance. Et vite. Car le pays est toujours menacé par la déflation. Depuis février 2025, la hausse annuelle des prix n'a pas été positive et, entre janvier et juin, les profits ont reculé de 1,8 % après une baisse de 1,1 % sur le semestre précédent.
La crise immobilière n'est pas pour rien dans cette situation : les pertes enregistrées sur le prix des appartements et le recours à l'épargne pèsent sur la demande et sur les prix. Et, dans ces conditions, les entreprises sont incapables d'imposer des prix suffisants pour être rentables. D'autant que, en parallèle, la fuite en avant gouvernementale a créé une surproduction qui fait plonger les prix de production. En juillet, ces derniers étaient à − 3,6 % sur un an et ne sont pas entrés en territoire positif depuis un an et demi.
Pékin ne cesse de faire des annonces pour tenter de relancer la demande des ménages. Après les 3 600 yuans (environ 239 euros) par an et par enfant de moins de trois ans, après les subventions aux échanges de certains produits anciens contre des produits neufs, le gouvernement vient d'annoncer que les prêts à la consommation jusqu'à 50 000 yuans (environ 5 980 euros) verront leur taux réduit d'un point, ce dernier étant pris en charge par l'État.
Mais ces mesures ne pourront être efficaces que si la crise immobilière est réellement réglée. L'état déplorable du marché laisse entendre que cela prendra du temps. Ce temps manque désormais à Pékin qui doit pouvoir renforcer l'autonomie de sa croissance sans perdre de dynamisme. La solution à cette équation est encore loin d'être trouvée.
Romaric Godin
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L’illusion d’une opposition démocratique en Israël

Le changement de ton en France sur la guerre que mène Israël à Gaza s'accompagne d'un discours qui met en avant les initiatives des opposants au gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou. Or, à y regarder de plus près, ces divergences relèvent davantage d'une différence de degré et non de nature, en l'absence d'une remise en question des fondements colonialistes de la politique israélienne.
Tiré d'Orient XXI.
C'est un scénario connu, presque automatique. Il suffit qu'une voix s'élève contre le premier ministre Benyamin Nétanyahou et son gouvernement, qu'un geste de dissidence apparaisse dans l'espace politique ou public israélien, pour que les médias français réactivent un vieux récit rassurant : celui d'une opposition démocratique, libérale, progressiste, dressée face à un gouvernement d'extrême droite qui ne serait, au fond, qu'une parenthèse autoritaire dans l'histoire de l'État démocratique et exemplaire qu'est Israël.
Cette dynamique se révèle avec une netteté particulière aujourd'hui. Lorsque des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue pour s'opposer au projet de Nétanyahou de maintenir un contrôle militaire permanent sur Gaza, les médias présentent ces mobilisations comme des appels pacifistes, libéraux ou humanistes contre la guerre. Cette lecture occulte pourtant leur véritable objectif, qui est avant tout la libération des otages. La fin du conflit y apparaît non comme une revendication en soi, mais comme un prix nécessaire, le seul moyen d'y parvenir. Le génocide en cours à Gaza et la catastrophe humanitaire qui frappe les Palestiniens restent largement absents de ces discours.
Les sondages le confirment : en juin 2025, selon l'Institut israélien de la démocratie, 76,5 % des Israéliens estiment qu'il ne faut pas prendre en compte la souffrance des Palestiniens dans « la planification de la poursuite des opérations militaires » (1). Seule une minorité marginale en fait état dans sa mobilisation, elle-même fragmentée : d'un côté, un groupe représenté par Standing Together, qui dénonce les crimes commis à Gaza, mais sans parler de génocide, affirmant que le problème vient du gouvernement d'extrême droite et que la société israélienne mérite mieux que ses dirigeants ; de l'autre, un groupe anticolonial, constitué de manière informelle entre autres par des membres d'organisations de gauche radicale, mais aussi par des militants non affiliés, qui dénonce le génocide et le relie directement à la politique coloniale poursuivie par Israël depuis la fondation de l'État.
Même réflexe lorsqu'un appel de réservistes appelant à mettre fin à la guerre à Gaza est publié le 10 avril 2025 : la couverture médiatique suggère alors un « réveil » de « l'armée la plus morale du monde ». Le caractère tardif de cette prise de parole, émanant de personnes ayant participé activement à la guerre contre Gaza, est passé sous silence. Leurs motivations individualistes et, pour la plupart, pas du tout politiques aussi. Pire encore, la couverture ne précise pas que ces appels ne mentionnent pas les victimes palestiniennes : ils présentent la fin du conflit comme un « prix à payer » pour libérer les otages — uniquement les otages. Deux textes, au mieux, signés de pilotes de l'armée de l'air et de membres des services de renseignement de l'armée, évoquent après coup la mort de « civils innocents », sans jamais préciser de quels civils il s'agit.
Un réveil de l'armée ?
Puis il y a cette phrase de l'officier militaire et major général de réserve Yair Golan, en mai 2025 : « Israël tue des enfants comme un hobby. » Elle fait le tour des médias français, qui l'érigent aussitôt comme l'expression d'une conscience morale, l'illustration d'une gauche retrouvée. Mais on oublie que ce même Golan appelait, en octobre 2023, à affamer Gaza, et en septembre 2024 à refuser tout cessez-le-feu avec le Liban. Surtout, quelques jours seulement après sa sortie, l'officier revient sur ses propos et affirme sur Channel 12, la chaîne la plus regardée du pays : « Israël ne commet pas de crimes de guerre à Gaza. »
Cette obsession médiatique autour de ces figures de l'opposition tient en partie à une méconnaissance des faits, du jeu politique et, plus largement, du sionisme. Elle répond aussi à un besoin politique et symbolique, pour la France comme pour de nombreux pays occidentaux, de préserver l'image d'un îlot démocratique au cœur d'un Proche-Orient perçu comme sombre et autoritaire. Elle participe enfin à la construction d'une « innocence » d'Israël, puisque les crimes commis sont rarement décrits pour ce qu'ils sont, mais présentés comme une trahison de ses principes supposés, comme si ces actes restaient étrangers à l'ADN même de l'État.
Une matrice idéologique commune
L'un des arguments majeurs avancés pour défendre l'existence d'une véritable opposition au gouvernement d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou repose sur une conception profondément erronée de ce qu'est la gauche sioniste. Depuis une vingtaine d'années et avec l'émergence d'un centre politique, c'est le centre gauche sioniste qui est présenté comme une alternative crédible. Ce courant est souvent décrit comme l'antithèse de la droite israélienne, notamment en ce qui concerne son agenda vis-à-vis des Palestiniens sous contrôle israélien, entre la mer Méditerranée et le fleuve Jourdain. Mais comment le qualifier ainsi, alors même qu'il se définit comme sioniste, et partage donc des éléments idéologiques fondamentaux avec ce à quoi il est censé s'opposer ?
Tous les courants sionistes, de la gauche la plus critique à l'extrême droite, adhèrent à un ensemble de principes fondamentaux qu'ils ne remettent pas en question. Au cœur de ces principes se trouve d'abord la conviction que l'État doit être un État juif, et que sa fondation en Palestine est légitime — justifiée, exclusivement ou essentiellement, par la Bible, considérée comme un acte de propriété. Dès lors, certains droits doivent être réservés exclusivement aux Juifs. Il est également admis que la majorité des citoyens de l'État doit rester juive, et que celui-ci doit activement œuvrer à maintenir cet équilibre démographique.
Ce socle idéologique repose sur trois dimensions principales. D'abord, la dimension nationale : l'État est conçu comme l'État-nation du peuple juif, et c'est cette seule nation qui est appelée à s'exprimer à travers ses institutions. Il faut ici préciser que l'idée même d'une « nation israélienne » — une entité civique incluant l'ensemble des citoyens, juifs et non-juifs — n'existe pas. En hébreu, le mot « nation » est pensé en termes exclusivement ethniques. Chaque citoyen est rattaché à une « nationalité » ethnique, distincte de la citoyenneté israélienne, inscrite dans les registres de l'État et créée artificiellement par ce dernier : juive, « arabe » (le terme « palestinien » étant exclu), druze, tcherkesse, etc.
Vient ensuite la dimension religieuse, indissociable du projet sioniste : la légitimité de l'État d'Israël repose sur le récit biblique. Même les groupes les plus critiques acceptent, peu ou prou, une forme de lien entre religion et État. Enfin, la dimension coloniale s'impose comme une constante, bien qu'elle soit rarement nommée. La colonisation de la Palestine, amorcée avant même la création de l'État, est présentée comme un processus légitime, ou du moins nécessaire. Cette justification traverse l'ensemble du spectre sioniste et s'exprime de manière plus ou moins explicite selon le positionnement idéologique du groupe ou de la figure concernée.
Ainsi, le centre gauche sioniste ne peut pas être considéré comme une opposition véritable ou comme une alternative à la droite israélienne, puisqu'il s'inscrit dans le même spectre idéologique : le spectre sioniste. Ce qui distingue les différents groupes, ce ne sont pas des principes de fond, mais le degré de visibilité et d'intensité de leur nationalisme, de leur religiosité et de leur adhésion à la logique coloniale. Plus on se déplace vers la droite, plus ces éléments deviennent explicites, revendiqués, affichés. Mais la matrice idéologique, elle, demeure commune.
Consolider la suprématie juive
Positionner l'ensemble des courants sionistes sur un même spectre idéologique permet également de mieux comprendre leur conception partagée de la démocratie. Au-delà des désaccords qui opposent le centre gauche à la droite — qu'il s'agisse du rôle et des pouvoirs de la Cour suprême, de l'influence de la religion juive sur les libertés individuelles, ou encore des considérations socio-économiques — émerge une vision commune, qui repose notamment sur les dimensions nationale et coloniale.
La définition nationale de la démocratie repose sur son utilité pour le peuple juif, conçu comme devant constituer la majorité au sein de l'État et, de ce fait, en assurer le contrôle « démocratique ». La démocratie y est alors perçue non comme une finalité, mais comme un instrument au service d'un groupe ethnique spécifique, avec lequel la majorité est délibérément confondue. Cette conception est explicitement validée par David Ben Gourion, 1er premier ministre israélien et figure centrale de la gauche sioniste, lors d'une séance parlementaire en 1950 :
- Une majorité antisioniste n'est pas possible tant qu'il y a un régime démocratique dans ce pays, un régime de liberté suivant la règle de la majorité. Un régime antisioniste ne sera possible que si la minorité antisioniste prend le pouvoir par la force […] et ferme les portes du pays à l'immigration juive. La seule manière d'empêcher la mise en place d'un régime antisioniste est de protéger la démocratie. (2)
Dans cette logique, chaque action visant à renforcer la présence juive dans l'État est considérée comme profondément démocratique, puisqu'elle contribue à maintenir la majorité juive, perçue comme garante du régime.
Cette conception rejoint une seconde lecture de la démocratie : la lecture coloniale. L'implantation croissante du peuple juif au Proche-Orient est ainsi une condition indispensable à la fois pour l'expression de ses aspirations nationales — rendue possible par la constitution d'une majorité démographique —, mais aussi comme vecteur de valeurs occidentales dites « libérales ». Autrement dit, la démocratie dans cette région serait tributaire de la pérennité d'un État juif, dirigé par le peuple juif, supposé incarner et représenter les valeurs de l'Occident.
La villa et la jungle
L'une des expressions les plus emblématiques de cette vision chez le centre gauche sioniste remonte aux années 1990, avec l'ancien premier ministre et figure centrale de la gauche sioniste, Ehud Barak. Ce dernier forge alors l'image d'Israël comme bastion occidental de moralité au sein d'un environnement perçu comme sauvage, autoritaire et foncièrement incompatible avec la démocratie libérale : la célèbre « villa dans la jungle ». Une image qu'il mobilise encore, comme lors de cet entretien que j'ai mené avec lui en avril 2024 : « Dans ta villa, tu peux entendre de la musique classique ou d'anciennes chansons françaises, et t'amuser dans le jacuzzi. Mais, dès que tu sors, la première chose à faire est d'avoir son arme prête, sinon on ne survit pas. » Dans cette perspective, la démocratie ne peut exister ni prospérer que si elle est protégée — voire imposée — par la domination coloniale d'Israël, qui, bien évidemment, n'est jamais décrite en ces termes. Cette représentation justifie non seulement la colonisation des terres, mais aussi la domination coloniale permanente exercée sur le peuple autochtone, les Palestiniens, qui est érigée en condition indispensable à la survie du régime démocratique — et donc l'apartheid.
Ces visions, partagées par tous les courants sionistes — y compris ceux qui critiquent le gouvernement Nétanyahou comme « dangereux pour la démocratie » — permettent de mieux comprendre le comportement de l'opposition civile et politique en temps de génocide. Par exemple, le 20 mai 2024, plus de quarante membres de l'opposition ont signé une pétition condamnant comme antisémite la demande du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), affirmant que « l'armée israélienne est la plus morale au monde » et que « nos soldats héroïques combattent avec courage et une moralité sans égale, conformément au droit international ». On voit également de nombreux Israéliens liés à l'opposition manifester contre la non-inscription des ultra-orthodoxes dans l'armée au nom de l'égalité ; par contre, ils ne réagissent pas aux restrictions faites aux Palestiniens citoyens de l'État de manifester leur solidarité avec Gaza. Autre exemple, fin juin 2025 : des membres du parti du centre Yesh Atid (« Il y a un futur ») de Yaïr Lapid, eux aussi dans l'opposition, ont voté pour la suspension du député palestinien d'Israël Ayman Odeh, simplement parce qu'il a osé se réjouir de la libération de prisonniers palestiniens. La liste de ces apparentes « contradictions » est longue.
« L'avant-poste de la civilisation »
Considérer l'ensemble des groupes sionistes comme appartenant à un même spectre idéologique — partageant des fondements communs et une conception proche de la démocratie — conduit à une conclusion incontournable : aucune alternative réelle à Nétanyahou et à son gouvernement ne peut émerger de ce champ politique. Plus encore, il n'existe pas d'opposition véritablement « démocratique » ou « libérale » dès lors qu'elle se réclame du sionisme. Dans ce cadre, la démocratie demeure subordonnée au projet nationaliste et colonial, et ne peut incarner la démocratie telle qu'elle est idéalisée dans les termes occidentaux.
Au-delà d'une ignorance — volontaire ou non —, il faut souligner le besoin des pays occidentaux de cette image démocratique d'Israël pour justifier leur soutien inconditionnel à cet État. Ces derniers perçoivent le sionisme et plus précisément l'État juif comme l'avant-poste des intérêts européens au Proche-Orient, comme le décrit Theodor Herzl, père du sionisme politique, dès 1896, en élaborant le projet d'un État juif en Palestine : « Pour l'Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l'Asie, ainsi que l'avant-poste de la civilisation contre la barbarie. Nous nous rendons en Terre d'Israël afin de repousser les limites morales de l'Europe jusqu'à l'Euphrate. » (3) En d'autres termes, Israël est chargé de maintenir l'ordre et de contenir ce que ces puissances considèrent comme des forces barbares au Proche-Orient. Cette vision s'inscrit dans une logique colonialiste bien connue en Europe, où la prétendue mission civilisatrice sert à justifier ou excuser une série de crimes de masse.
Sinon, comment expliquer l'envoi par la France d'équipements pour mitrailleuses à un pays accusé de génocide par un nombre croissant d'acteurs ? Comment justifier les survols du territoire européen par Benyamin Nétanyahou, pourtant visé par un mandat d'arrêt de la CPI ? Comment expliquer le manque de réelles sanctions face aux crimes perpétrés ?
Si la France et d'autres nations occidentales reconnaissaient qu'aucune opposition véritablement démocratique ne peut exister tant qu'elle reste ancrée dans le sionisme, elles seraient contraintes non seulement de remettre en cause des décennies de soutien aveugle à Israël, mais surtout d'ouvrir un débat sur le sionisme en tant que projet colonial. Or, c'est une démarche qu'elles ont elles-mêmes rendue taboue, voire, dans certains cas, illégale, en l'assimilant délibérément à l'antisémitisme.
Notes
1- Tamar Hermann, Lior Yohanani, Yaron Kaplan, Inna Orly Sapozhnikova, « Israelis Unsure Current Military Operation Will Bring the Hostages Home or Topple Hamas », Israel Democracy Institute, 6 juin 2025.
2- Séance parlementaire de la première Knesset, 5 juillet 1950, p.2096.
3- Cité dans Eran Kaplan, « Between East and West : Zionist Revisionism as a Mediterranean Ideology », dans Orientalism and the Jews, sous la direction d'Ivan Davidson Kalmar et Derek J. Pensalar, Brandeis University Press, 2005.
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Gaza et le silence du monde arabe face au Grand Israël

Les récentes arrivées de nourriture n'ont rien changé à la situation de famine, constate dans sa chronique le journaliste et traducteur Ibrahim Badra. Et les Palestiniens se battent seuls face à l'expansionnisme israélien.
T%iré d'Europe solidaire sans frontière.
Un soldat de l'armée d'occupation l'a appelé et lui a dit : « Sortez, vous et vos enfants. Votre tente est visée par le canon du char. »
Mon voisin à Khan Younès, Abou Alaa, a répondu : « Quelle différence cela fait que nous mourions frappés par l'obus d'un char ou par la frappe d'un missile ? La mort ne nous quitte jamais, pas même un instant. Où puis-je aller ? Je n'ai plus la force de faire la queue pour remplir un seau d'eau. J'ai été déplacé plus de vingt fois. Je resterai dans cette tente jusqu'à notre mort. La mort est plus facile que cette vie. »
À quel niveau de désespoir les gens sont-ils arrivés ?
Ils ont demandé plus de cinq fois à ma famille et à mes voisins de Khan Younès d'évacuer la zone, mais personne n'a accepté. Tout le monde est désespéré, épuisé et vidé par les déplacements constants. Chaque fois que nous devons déménager, nous sommes obligés de le faire sous les tirs, et la mort est devenue plus facile que le déplacement. Nous avons commencé à préférer la mort au déplacement.
Chaque fois que nous sommes déplacés, nous devons trouver un nouvel endroit, construire une nouvelle tente, endurer de nouvelles souffrances, de nouvelles séparations et de nouvelles pertes. Le déplacement n'est pas simplement un déménagement vers un autre endroit ; c'est une blessure dans le cœur et le corps, une perte de sécurité et un déchirement de l'âme.
Les enfants ne connaissent plus le sens du mot stabilité. Chaque nouveau jour apporte avec lui la peur de perdre un être cher, de voir une autre tente s'effondrer sous les bombardements, ou une nouvelle lutte pour trouver de l'eau ou de la nourriture. Je me demande si nous avons perdu le sens même de la stabilité.
Que signifie la stabilité ? Est-ce vivre au même endroit avec sa famille ? Vivre dans une maison permanente ? Vivre en sécurité ? Vivre sans être déplacé, loin des chars et des bombardements ? Trouver de l'eau pour l'usage quotidien ? Trouver les aliments les plus simples ? Dormir paisiblement sans se réveiller des dizaines de fois pendant la nuit, terrifié par l'avancée des chars, ou mourir dans une tente obscure ? Ou oublier les visages des membres de notre famille et de nos amis qui ne sont plus là ?
Gaza, ville zombie
À chaque déplacement, le sentiment d'impuissance grandit. Nous avons l'impression de n'être que des numéros sur la carte d'une guerre sans fin, où la paix est devenue un luxe et où la vie se résume à deux options : vivre et souffrir, ou mourir et échapper à un monde injuste.
Parmi les actes les plus répugnants et les plus brutaux de l'occupation : des soldats israéliens ont utilisé un Palestinien âgé, équipé de béquilles, comme bouclier humain. Ils kidnappent des civils et les forcent à marcher devant les troupes dans des zones soupçonnées d'être piégées avec des explosifs. À quoi vous attendiez-vous ? On nous traite comme des chiens policiers. Les chiens policiers ont-ils plus de valeur que les habitant·es de Gaza ?
La ville est devenue une ville zombie. Il n'y a pas de nourriture, et personne ne s'en soucie. Les gens s'effondrent dans les rues et dans les hôpitaux. Des centaines d'évanouissements dus à la famine sont signalés chaque jour aux services d'urgence de Gaza. Selon le complexe médical Al-Shifa de Gaza, ces évanouissements répétés sont dus au fait que les gens, en particulier les enfants, souffrent d'émaciation, d'épuisement et de faim, car leurs familles sont incapables de les nourrir depuis des jours. Les équipes médicales leur fournissent des formules de nutrition d'urgence, mais même celles-ci sont en train de s'épuiser.
Je ressens du dégoût envers ceux qui, en dehors de Gaza, tentent d'embellir l'image de la famine. Qu'ils comprennent bien : la catastrophe est immense. En seulement vingt-quatre heures, dix personnes sont mortes de faim.
Au cours des deux derniers jours, après cent quarante-trois jours de fermeture de la frontière, nous avons vu entrer des dizaines de camions de farine, mais cela n'a rien changé à la famine. Seulement 1 % de la population de Gaza a reçu quelque chose. Il y a une grave pénurie de denrées alimentaires essentielles telles que la farine, le riz et les légumes.
En toute honnêteté, il n'y a plus de nourriture à Gaza.
Le peu qui reste est rare et inabordable. De nombreuses familles ne survivent plus qu'avec des soupes, et celles qui ont réussi à obtenir un sac de farine n'ont rien à manger pour l'accompagner. Même les falafels sont devenus inabordables : un falafel coûte désormais 1 shekel, alors qu'avant la guerre, on pouvait en acheter huit ou dix pour le même prix.
Quand on parle de Gaza, on ne peut ignorer la présence de 60 000 femmes enceintes, 67 000 bébés nés pendant la guerre, 12 000 patient·es atteints de cancer, 250 000 malades chroniques, plus de 150 000 blessé·es de guerre, environ 700 à 1 000 patient·es atteint·es d'insuffisance rénale, 17 000 veuves et 37 000 enfants orphelins. Ces groupes vulnérables sont confrontés à une mort certaine par famine.
Gaza défend l'ensemble de la nation arabe, payant le prix au nom de tout le monde arabe, face à un cancer expansionniste qui ne montre aucune pitié.
Allô ? Il y a quelqu'un ? Sommes-nous vivants ? Ne sommes-nous que des chiffres ? Connaissez-vous seulement Gaza ? Nous avons des mains, des jambes, une tête, des yeux, un esprit, des oreilles, etc. Nous avons un corps comme le reste du monde !
Selon la chaîne israélienne Channel 12 :
• Le plan commencera par l'occupation complète de la ville de Gaza, et l'armée demandera à ses 900 000 habitant·es de partir.
• Les opérations à Gaza seront précédées de plusieurs semaines de préparatifs logistiques afin d'accueillir la population déplacée.
• Le cabinet de sécurité israélien discutera de la question de l'annexion de l'ensemble de la région à Israël. Il y a quelques jours à peine, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, s'est dit « attaché » à l'idée de Grand Israël. Celui-ci englobe dans sa version maximaliste toute la Palestine, le plateau du Golan, la péninsule du Sinaï, des parties de la Jordanie, de la Syrie, du Liban, de l'Égypte, de l'Irak, du Koweït, de l'Arabie saoudite.
Devant la menace d'annexion de tous ces pays, on peut clairement affirmer que Gaza défend l'ensemble de la nation arabe, payant le prix au nom de tout le monde arabe, face à un cancer expansionniste qui ne montre aucune pitié. Nétanyahou dit ressentir un lien émotionnel avec la vision du « Grand Israël ».
Trump déclare : « La superficie de l'entité est trop petite par rapport au monde arabe, et je m'efforcerai de l'agrandir. »
La Knesset a adopté une résolution visant à annexer la Cisjordanie.
Les Arabes ne disent rien. Ils restent silencieux.
Et la question cruciale demeure : qui a rendu le sang palestinien si bon marché, et quand, comment et pourquoi ? Pourquoi la vie de nos enfants est-elle devenue si bon marché pour nous d'abord, puis pour notre peuple, nos voisins et le reste de notre nation ? Pourquoi ?…
Ibrahim Badra
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La colonie israélienne E1 : préparer l’annexion de la Cisjordanie

Après des décennies de préparation, la colonie israélienne E1 rendra impossible la création d'un État palestinien et prépare le terrain de l'annexion de la Cisjordanie.
Tiré de France Palestine Solidarité. Image : Carte de Jérusalem et du plan de colonie E1 août 2005. Source : OCHA OPT.
Une semaine seulement avant qu'Israël n'approuve la colonie E1 en Cisjordanie occupée, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a présenté les plans de ce projet gigantesque.
En annonçant qu'il approuverait les appels d'offres pour la construction de plus de 3 000 logements dans la colonie, Smotrich a clarifié la véritable intention de cette construction.
"E1 enterre l'idée d'un État palestinien et s'inscrit dans la continuité des nombreuses mesures que nous prenons sur le terrain dans le cadre du plan de souveraineté de facto que nous avons commencé à mettre en œuvre avec la formation du gouvernement" a déclaré Smotrich.
Pour les partisans comme pour les détracteurs d'E1, la réponse est la même : la construction de la colonie détruit l'État palestinien et favorise l'annexion de la Cisjordanie par Israël.
Un plan de colonisation vieux de plusieurs décennies
Le 20 août 2025, le Conseil supérieur de planification, qui fait partie de l'administration civile israélienne qui gouverne la Cisjordanie, a approuvé des plans visant à construire 3 401 logements dans la zone E1 de la Cisjordanie, une zone désignée par Israël à l'est de Jérusalem.
Si l'approbation récente du projet E1 a été obtenue à une vitesse record, le plan de colonisation est depuis longtemps promu par le gouvernement israélien.
L'État israélien a lancé le projet de colonie E1 en 1994, dans le but de transformer une zone de 12 kilomètres appartenant aux villages palestiniens d'al-Tur, Anata, al-‘Eizariya et Abu Dis en un centre commercial et industriel pour les Israéliens.
En 1997, le ministre israélien de la Défense de l'époque, Yitzhak Mordechai, a initialement approuvé la colonie, et en 2004, le Premier ministre israélien de l'époque, Ariel Sharon, a ordonné d'accélérer la construction, mais le projet a ensuite été gelé en raison des pressions exercées par l'administration du président américain George W. Bush.
Les plans de construction de la zone E1 ont été bloqués pendant des décennies en raison de l'opposition internationale, qui estimait que la construction de la colonie anéantirait toute possibilité de solution à deux États pour la Palestine et Israël.
La communauté internationale plaide depuis longtemps en faveur de la création d'un État israélien et d'un État palestinien côte à côte, la Palestine couvrant la Cisjordanie et la bande de Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale.
"E1 ne ressemble à aucune autre colonie en raison de son emplacement stratégique" a déclaré à The New Arab Daniel Seidemann, fondateur et directeur de Terrestrial Jerusalem, une ONG israélienne qui suit les développements politiques à Jérusalem.
Située précisément au milieu de la Cisjordanie, E1 se trouve juste à l'est de Jérusalem (d'où son nom officiel East 1) et à proximité de la colonie israélienne de Ma'ale Adumim.
"L'objectif de E1 est de créer un immense pont terrestre reliant Ma'ale Adumim, la troisième plus grande colonie de Cisjordanie [à Jérusalem], et d'étendre la souveraineté israélienne jusqu'aux falaises surplombant le Jourdain" a déclaré Seidemann.
"En raison de son emplacement immédiatement à l'est de Jérusalem, elle isolerait Jérusalem-Est de ses environs en Cisjordanie, ce qui rendrait pratiquement impossible la création d'une capitale palestinienne à Jérusalem-Est."
Par essence, une colonie israélienne dans le corridor E1 couperait la Cisjordanie en deux, déconnectant sa moitié nord (où se trouvent les villes de Ramallah, Naplouse et Jénine) de son extrémité sud, où se trouvent Bethléem et Hébron, tout en séparant Jérusalem-Est de la Cisjordanie, dont elle fait partie.
"Cela fragmenterait tout État palestinien potentiel et compromettrait son intégrité géographique, mais aussi sa viabilité économique" a déclaré M. Seidemann.
Au-delà de ses répercussions pour la création d'un État palestinien, le projet E1 aurait des conséquences dramatiques pour le développement palestinien.
"Le projet E1 empêche toute expansion palestinienne dans ses environs" a déclaré Hassan Malihat, directeur général de l'Organisation Al-Baidar pour la défense des droits des Bédouins en Palestine.
"Car il coupe les passages naturels entre les communautés palestiniennes et restreint la liberté de mouvement."
Plus précisément, la colonie isole 18 villages bédouins du corridor E1 – soit 3 700 personnes, selon Al-Baidar – des autres villages et villes palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est.
Non seulement ils seront coupés de la vie urbaine palestinienne, mais ils risquent également d'être déplacés pour permettre la construction de la zone E1.
"Ce qui m'inquiète beaucoup, c'est que la première chose que nous verrons ne sera pas nécessairement la construction [de la zone E1], mais l'expulsion des Palestiniens de la région" a déclaré Aviv Tatarsky, chercheur à Ir Amim, une ONG israélienne qui surveille la politique de Jérusalem.
Avec l'approbation de la zone E1, Al-Baider prévient que le déplacement des Bédouins est imminent et a déclaré à The New Arab que l'organisation avait constaté une augmentation des démolitions de maisons et d'installations agricoles dans ces villages ces dernières années.
Mur de séparation israélien
Pour construire E1, les autorités israéliennes devront déplacer plus à l'est le poste de contrôle d'Az-Zayim, que de nombreux Palestiniens empruntent pour entrer à Jérusalem-Est. Avec le déplacement du poste de contrôle, Israël prévoit de construire une autoroute alternative pour que le trafic palestinien puisse circuler en dehors de la zone E1.
Le cabinet israélien a approuvé la construction de cette route de contournement, qu'il appelle "Fabric of Life Road" (route de la fabrique de vie), en mars 2025. Cette route contournera la zone E1, reliant Ramallah, au nord de la zone E1, au village palestinien d'Al-Izzariya, situé juste en dessous de la limite sud de la colonie.
Au début du mois, l'administration civile israélienne a distribué des ordres de démolition aux commerces d'Al-Izzariya afin de construire l'autoroute.
Bien qu'Israël n'ait pas encore officiellement annexé la Cisjordanie (au-delà de l'adoption de motions symboliques), l'État est déjà en train de mettre en œuvre des mesures sur le terrain.
"En 1983, Israël a promulgué l'ordre militaire 50 afin de construire des routes d'ouest en est et du nord au sud, reliant les colonies israéliennes à Israël" a déclaré le Dr Khalil Toufakji, cartographe palestinien.
La construction de la zone E1 et des routes connexes sont étroitement liées afin de cimenter le contrôle israélien sur la Cisjordanie et d'effacer la population palestinienne.
Et selon Yonatan Mizrachi, membre de l'organisation israélienne Peace Now qui surveille les colonies, il n'est pas nécessaire qu'un projet de loi soit adopté pour que l'annexion ait lieu.
"Même si l'annexion n'est pas reconnue par le parlement israélien" a déclaré Mizrachi, "nous sommes déjà dans une situation d'annexion, ce que nous appelons une annexion de facto".
Jessica Buxbaum est une journaliste basée à Jérusalem qui couvre la Palestine et Israël. Ses articles ont été publiés dans Middle East Eye, The National et Gulf News.
Traduction : AFPS
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La Flottille du Sumud, plus grande flottille civile de l’histoire, défie Israël

Une nouvelle initiative pour briser le blocus israélien de Gaza s'apprête à prendre la mer, transportant plus de 300 activistes de 44 pays.
« Le 31 août, nous lançons la plus grande tentative jamais réalisée pour briser le blocus israélien illégal de Gaza, avec des dizaines de bateaux partant d'Espagne. Nous en rejoindrons des dizaines d'autres le 4 septembre, partant de Tunisie et d'autres ports », annonçait la militante suédoise Greta Thunberg le 10 août sur Instagram.
Malgré un contretemps dû aux intempéries, la Global Sumud Flotilla se tient prête à partir, déterminée à briser le siège israélien de Gaza par la mer. Après le Conscience, le Madleen et le Handala, Global Sumud Flotilla devait prendre la mer hier, le dimanche 31 août 2025, atteindre les côtes palestiniennes dans une dizaine de jours.
À la différence des précédentes initiatives, ce n'est pas un seul bateau qui s'apprête à braver le siège israélien, mais toute une flottille composée d'une vingtaine de navires transportant plus de 300 activistes représentant au moins 44 pays, et des dizaines de milliers d'autres individu-es se sont inscrit-es pour participer à l'initiative. Il s'agit de la plus grande flottille civile de l'histoire.
À la vingtaine de bateaux appareillés hier devraient se joindre « des dizaines » de navire supplémentaires, dont les départs de Tunisie et d'autres ports méditerranéens sont prévus le 4 septembre.
La Flottille pourrait néanmoins subir un léger retard en raison d'intermpéries, comme l'explique un communiqué publié ce matin : « En raison de conditions météorologiques dangereuses, nous avons effectué un essai en mer puis sommes revenus au port pour laisser passer la tempête. Cela a entraîné un retard de notre départ afin d'éviter les complications avec les bateaux plus petits »
« Un acte de protestation mondial »
« La Flottille Sumud n'est pas simplement un ensemble de bateaux transportant une aide symbolique et des militants du monde entier », a déclaré le comité dans un communiqué samedi. « Il s'agit d'un acte de protestation mondial et d'un message humanitaire fort contre le silence de la communauté internationale face aux crimes israéliens. Elle affirme que la volonté des peuples libres est plus forte que le génocide et la famine, et que chaque navire qui prend la mer porte un cri d'espoir pour Gaza assiégée et une voix mondiale exigeant la levée du blocus et la fin immédiate de l'injustice. »
Selon le site web Global Sumud Flotilla, la coalition regroupe « un large éventail de personnes, notamment des organisateurs, des humanitaires, des médecins, des artistes, des membres du clergé, des avocats et des marins, qui sont unis par leur croyance en la dignité humaine, le pouvoir de l'action non violente et une seule vérité : le siège et le génocide doivent cesser. »
Un comité directeur a également été mis en place, qui comprend notamment la militante suédoise Greta Thunberg, l'historienne Kleoniki Alexopoulou, la militante des droits humains Yasemin Acar, le socio-environnementaliste Thiago Avila, la politologue et avocate Melanie Schweizer, la sociologue Karen Moynihan, la physicienne Maria Elena Delia, l'activiste palestinien Saif Abukeshek, l'humanitaire Muhammad Nadir al-Nuri, l'activiste Marouan Ben Guettaia, l'activiste Wael Nawar, l'activiste et chercheuse en sciences sociales Hayfa Mansouri et la militante des droits humains Torkia Chaibi.
Les députés insoumis de l'Ille-et-Vilaine et de Seine-Saint-Denis, Marie Mesmeur et Thomas Portes, seront également à bord. « Briser le blocus humanitaire à Gaza est un devoir moral », martèle ce dernier sur X.
Une répression sévère annoncée
Transportant environ 5 tonnes de lait maternel, des filtres à eau, des médicaments et autres produits essentiels qui manquent cruellement à Gaza, la flottille encourt, encore plus que ses prédécesseuses, de grands risques. Israël a en effet d'ors et déjà déclaré qu'elle réprimerait avec une fermeté plus grande encore les activistes qui tenteront de se rendre à Gaza, niant le caractère humanitaire de leur entreprise.
Le ministre israélien de la Sécurité Itamar Ben Gvir a déclaré que les bateaux seraient interceptés, comme les précédents, mais que leur équipage ne serait pas aussitôt renvoyé, qu'il serait cette fois emprisonné, et les navires séquestrés.
« L'État d'Israël doit instaurer une dissuasion claire : quiconque coopère avec le Hamas ou ses relais sera traité avec fermeté. Après quelques semaines à Ketziot ou à Damon, ces sympathisants du terrorisme perdront toute envie d'organiser une nouvelle flottille vers Gaza », a déclaré Itamar Ben Gvir. En 2010, les forces israéliennes ont pris d'assaut le Mavi Marmara, qui faisait partie d'une mission similaire. Les forces israéliennes ont tué 10 militants lors de ce raid.
L'eurodéputée LFI de Caen, Emma Fourreau, arrêtée par l'État israélien alors qu'elle participait à la mission précédente de la Freedom Flotilla, a de nouveau embarqué dimanche 31 août. « On respecte toujours le droit international, donc il n'y a aucune raison de ne pas renvoyer des bateaux », a-t-elle indiqué à France 24. « Nos États doivent nous protéger. Ils en ont les moyens, mais ont choisi jusqu'ici de ne pas le faire ».
Jean-Luc Mélenchon a également réagit en publiant ce message sur son compte X : « Le gouvernement suprémaciste de Netanyahu menace les équipages des Flottilles de représailles cruelles. La France doit interdire cela et prévoir des mesures de rétorsions contre ce régime. »
La famine à Gaza continue de s'aggraver
Neuf Palestinien-nes, dont trois enfants, sont mort-es à cause de la famine imposée par Israël au cours des dernières 24 heures, portant à 348 le nombre de morts liées à la famine, a déclaré ce matin le ministère de la Santé. Ce nombre total comprend au moins 127 enfants.
La famine a été officiellement déclarée à Gaza le mois dernier par l'Integrated Food Security Phase Classification (IPC), l'organisme mondial de surveillance de la faim soutenu par l'ONU. Depuis le 2 mars, les autorités israéliennes ont fermé les postes-frontières de Gaza, plongeant les 2,4 millions d'habitants du territoire dans la famine.
Au moins 63 557 Palestinien-nes ont été tués dans la guerre génocidaire menée par Israël contre Gaza depuis octobre 2023, selon le ministère de la Santé. Le communiqué du ministère ajoute que 160 660 Palestinien-nes ont également été blessés lors des attaques israéliennes.
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Le coût et les conséquences de la crise climatique continuent de battre des records

Alors que le gouvernement fédéral parle de construire de nouveaux oléoducs, il semble ignorer le coût de la crise climatique.
26 août 2025 | tiré de Rabble.ca | Photo : L'incendie du complexe du lac Thunderhill près de Flin Flon, au Manitoba, en juin 2025. Crédit : National Interagency Fire Center / Wikimedia Commons
https://rabble.ca/environment/the-cost-and-consequences-of-the-climate-crisis-continue-to-break-records/
Chaque jour, on annonce de nouveaux feux de forêt menaçant des communautés à travers le pays. Plus de 40 000 personnes ont été évacuées, dont des dizaines de communautés autochtones. La fumée franchit frontières et limites, rappel évident que quelque chose ne va pas – et au cœur de cette crise se trouve le changement climatique.
Il y a dix ans – mais cela semble une éternité – les dirigeant·es du monde se sont réunis à Paris pour élaborer une approche globale face à la crise climatique. Un large consensus s'était dégagé : permettre un réchauffement de 2 degrés aurait des conséquences catastrophiques. L'objectif fut donc fixé de réduire suffisamment les émissions pour limiter le réchauffement à 1,5 degré Celsius. Des programmes ambitieux furent mis en place, et l'idée d'assurer la participation des travailleurs et travailleuses des secteurs concernés fut popularisée sous le nom de « transition juste ». Parmi les voix les plus fortes dans ce processus figuraient celles des travailleurs de l'énergie.
Lors d'un rassemblement syndical à la COP 21 de Paris, Ken Smith, travailleur des sables bitumineux en Alberta et président syndical local, expliqua pourquoi il s'impliquait :
« Imaginez que vous avez une vie décente, que vous travaillez dur, élevez votre famille, avec une maison en bordure d'une ville et de la forêt, dit cet opérateur de machinerie lourde. Puis un jour, un feu de forêt éclate et menace d'engloutir votre maison. Vous attrapez tout ce que vous pouvez porter et fuyez avec votre famille. Le feu continue de vous suivre, jusqu'à ce que vous arriviez à une rivière. Vous n'avez que deux choix : périr ou tout abandonner et traverser à la nage. Ou, si vous aviez commencé plus tôt, vous auriez pu construire un pont. »
Quelques mois à peine après avoir parlé, de manière métaphorique, de la nécessité de bâtir un pont pour éviter le désastre, Smith évacuait sa propre famille de l'incendie gigantesque de Fort McMurray. Dans les années qui ont suivi, les feux sont devenus la nouvelle norme dès le printemps, et les alertes de chaleur extrême font désormais partie de la routine partout dans le monde. Le Bureau d'assurance du Canada rapporte que 2024 a battu tous les records : l'année la plus coûteuse de l'histoire pour les pertes liées aux catastrophes météorologiques, avec 8,5 milliards de dollars.
Mais alors même que des solutions étaient envisagées, la puissance immense de l'industrie des combustibles fossiles s'est employée à nier, retarder et saboter ce nouveau consensus sur la réduction des émissions. Des milliardaires du pétrole ont financé de nouveaux mouvements politiques et leurs champions, et la contre-offensive a commencé de manière acharnée. Donald Trump en est l'exemple le plus extrême, mais il y en a beaucoup d'autres, dont la première ministre de l'Alberta Danielle Smith et le chef du Parti conservateur Pierre Poilievre, qui défendent la même ligne. Ironiquement, l'idée de « défendre le Canada » face à Trump est reprise par des intérêts corporatifs qui présentent cela comme la nécessité pour le pays de devenir une superpuissance énergétique, avec de nouveaux oléoducs dans toutes les directions et d'énormes subventions à la production pétrolière et gazière.
Cette orientation ne changera rien à l'obsession tarifaire de Trump ni à l'impact sur nos industries. C'est tout simplement une mauvaise direction, aux conséquences énormes. Oui, nous reconnaissons que la hausse du coût de la vie a relégué la crise climatique au second plan dans les priorités de la jeunesse, depuis les jours exaltants des grèves « Fridays for Future ». Mais une récente étude de Jim Stanford, du Centre for Future Work, démontre que la recherche de profits dans le secteur pétrolier et gazier a été un facteur clé dans la flambée des prix depuis la pandémie et l'invasion de l'Ukraine.
Les géants du pétrole nagent dans les profits, et la dernière chose dont un gouvernement a besoin est de continuer à subventionner leurs activités ou d'injecter de l'argent public dans leurs efforts, déjà trop tardifs, pour réduire l'empreinte carbone des sables bitumineux.
Les estimations du niveau des subventions varient. La plus importante a été l'achat et l'achèvement de l'oléoduc Transmountain, dont les coûts réels sont passés de 4,5 milliards à 34 milliards de dollars. Personne ne devrait faire confiance aux estimations pour des projets similaires. En 2025, le matraquage incessant de l'industrie fossile a saturé le débat public, et beaucoup craignent que des milliards supplémentaires soient consacrés aux oléoducs ou à des technologies de captage du carbone non éprouvées. Parallèlement, des appels se multiplient pour la création d'un service national de lutte contre les incendies, alors que les agences provinciales sont débordées par l'ampleur des feux de forêt.
Un investissement beaucoup plus porteur serait la mise en place d'un réseau électrique est-ouest permettant de partager l'électricité à travers le pays. L'énergie propre combinée à un vaste programme de rénovations énergétiques créerait des milliers d'emplois sans compromettre l'avenir. Le prochain budget fédéral sera un test décisif. Il en ira de même de la décision finale sur le plafonnement des émissions dans le secteur pétrolier et gazier. Le mouvement climatique canadien devra intensifier sa pression sur le gouvernement fédéral pour contrebalancer l'influence des PDG pétroliers et de leurs lobbyistes. Car ne pas agir maintenant, avec des mesures sérieuses, signifie une vie entière de conditions météorologiques extrêmes et toutes les conséquences qu'elles entraînent. Et nous paierons bien plus cher plus tard…
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L’État mexicain ment à la CEDAW. Des femmes sont emprisonnées pour avoir avorté en 2025

Le 18 juin s'est achevée la comparution du gouvernement mexicain devant la CEDAW, au cours de laquelle une délégation de fonctionnaires s'est rendue à Genève, en Suisse, pour rendre compte des progrès et du respect de ses obligations internationales en matière d'égalité des sexes. Une fois de plus, en plus d'esquiver les questions, elles ont nié l'existence de problèmes qui violent les femmes, les filles et les adolescentes dans le pays, comme l'emprisonnement des femmes pour avortement, une réalité largement exposée par les défenseures avec des chiffres et des cas spécifiques.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Lors de la deuxième audience de comparution de l'État mexicain devant la CEDAW, la rapporteuse espagnole Ana Peláez Narváez a remis en question l'arrestation de femmes pour avortement avec des condamnations pour homicide ou infanticide et a demandé à la délégation mexicaine comment elle comptait relever ces défis afin d'harmoniser sa législation avec les normes internationales.
En réponse, la responsable du Semujeres a éludé la question jusqu'à ce que la rapporteuse Patsilí Toledo Vázquez insiste pour que l'État mexicain y réponde. C'est alors que Citlalli Hernández a nié l'existence de femmes détenues pour avoir pratiqué un avortement.
Actuellement, au Mexique, l'avortement est dépénalisé jusqu'à 12 semaines de grossesse dans 23 États fédéraux et, malgré les progrès réalisés par les femmes, le nombre de décès maternels liés à des avortements pratiqués dans des conditions dangereuses persiste, atteignant déjà 11,3% selon le rapport hebdomadaire du ministère de la Santé, et la criminalisation des femmes persiste également.
N'oublions pas qu'en 2021, la Cour suprême de justice de la nation (SCJN) du Mexique a déclaré inconstitutionnelle la criminalisation de l'avortement au niveau fédéral.
Les données de l'organisation Grupo de Información en Reproducción Elegida (GIRE) publiées dans son rapport « Maternité ou punition. Vers la dépénalisation de l'avortement au Mexique » montrent que de janvier 2012 à décembre 2022, 2 169 plaintes pour avortement (680 femmes) ont été déposées, ainsi que 2 456 enquêtes préliminaires et dossiers d'enquête (258 femmes) signalés par les procureurs ou les parquets.
Au cours de la même période, 14 femmes ont été placées en détention provisoire pour avortement. De même, 412 poursuites pénales ont été engagées pour avortement (dont 145 contre des femmes) et 142 condamnations ont été prononcées (dont 32 contre des femmes). Ces données ont été obtenues grâce à des demandes d'informations adressées aux 32 entités de la République mexicaine.
La responsable du Semujeres a également évoqué l'existence de la loi d'amnistie visant à libérer les femmes emprisonnées pour avoir avorté. Toutefois, le rapport parallèle « Rapport au Comité CEDAW avant la dixième évaluation de l'État mexicain » de l'Observatoire citoyen national des féminicides (OCNF) et du Réseau national des organismes civils de défense des droits humains (RED TDT) a dénoncé l'inefficacité de cette loi, car une seule demande a été acceptée depuis sa mise en œuvre et 9 ont été rejetées.
Bien que la délégation ait salué devant la CEDAW la dépénalisation de l'avortement dans 23 États du pays, la réalité est que divers problèmes persistent pour la mettre en œuvre. Tout d'abord, le délit d'avortement continue d'être qualifié au niveau fédéral, car les articles 329 à 334, qui établissent l'illégalité de « la mère qui procède volontairement à son avortement ou consent à ce qu'une autre personne le fasse », entre autres dispositions, n'ont pas été supprimés.
Cela a non seulement conduit à ce que l'avortement reste un délit dans 8 États, mais aussi à l'existence de 218 dossiers d'enquête pour avortement, y compris dans des États où la procédure a déjà été dépénalisée. En outre, la pratique des dénonciations par le personnel de santé persiste, ce qui renforce la criminalisation des personnes qui décident d'avorter.
La criminalisation de l'avortement par le personnel de santé
Garantir un accès sûr à l'avortement est une mesure de santé publique fondamentale pour les femmes, car elle leur permet d'être autonomes et dignes. Cependant, des organisations de la société civile, des collectifs féministes et des défenseurs des droits humains signalent que des obstacles persistent pour accéder à ce service, même dans les entités où il est déjà dépénalisé.
Selon l'organisation GIRE, entre 2012 et 2023, elle a traité 46 cas de criminalisation de femmes et en a accompagné 27. Les femmes concernées étaient âgées de 15 à 42 ans et les cas se sont produits dans onze États (Aguascalientes, Chiapas, Chihuahua, Mexico, Durango, État de Mexico, Hidalgo, Puebla, Querétaro, San Luis Potosí et Yucatán).
Sur les 27 cas accompagnés, aucun n'a donné lieu à la criminalisation du personnel de santé et, dans plusieurs d'entre eux, c'est ce personnel affecté aux hôpitaux qui a dénoncé ou averti les forces de sécurité publique ou les parquets ou procureurs locaux. La plupart de ces affaires ont été classées sans suite en raison d'une demande de clôture pour absence d'activité procédurale de la part des parquets ou pour absence de preuve des éléments constitutifs du délit.
« Le phénomène de criminalisation par le personnel de santé a de graves conséquences. La perception selon laquelle les personnes qui ont décidé d'avorter ont commis un délit les soumet non seulement à un examen minutieux et les place sous le coup de la suspicion, mais compromet également la qualité des soins médicaux qu'elles reçoivent. En privilégiant les questions juridiques, la participation et les activités du personnel ministériel avant, pendant et après les soins médicaux, on peut nuire au rétablissement des personnes faisant l'objet d'une enquête » – Groupe d'information sur la reproduction choisie (GIRE) dans « Maternité ou punition. Vers la dépénalisation de l'avortement au Mexique »
Cependant, les obstacles à l'accès à l'avortement par les institutions de santé, ainsi que sa criminalisation par le personnel, finissent par porter atteinte aux droits humains des femmes, ce qui représente l'un des principaux obstacles à l'acceptation sociale de l'avortement en tant que service de santé.
Les obstacles
Selon le GIRE, cette criminalisation des femmes, outre qu'elle constitue une violation des droits humains, a également entraîné une augmentation du nombre d'enquêtes pour avortement dans les cas où une femme avorte après le délai de 12 semaines de grossesse, même lorsque l'avortement est involontaire.
Un autre obstacle persiste pour les femmes dans plusieurs États du pays où l'avortement n'est toujours pas dépénalisé jusqu'à 12 semaines de grossesse, malgré l'arrêt rendu par la Cour suprême de justice de la nation (SCJN) en 2021. Actuellement, les États de Basse-Californie, Basse-Californie du Sud, Chihuahua, Coahuila, Sinaloa, Zacatecas, San Luis Potosí, Jalisco, Hidalgo, Michoacán, Hidalgo, État de Mexico, Mexico, Guerrero, Puebla, Veracruz, Oaxaca, Hidalgo, Tabasco, Chiapas, Campeche, Yucatán et Quintana Roo ont déjà dépénalisé l'avortement jusqu'à 12 semaines.
D'autre part, huit entités maintiennent la pénalisation de l'interruption de grossesse (ILE) : Durango, Guanajuato, Morelos, Nuevo León, Querétaro, Sonora, Tamaulipas et Tlaxcala, sans oublier le cas particulier d'Aguascalientes où l'avortement n'est autorisé que jusqu'à six semaines de grossesse. Cette disparité territoriale reflète un accès inégal au droit, et bien que la légalité ne réduise pas la pratique de l'avortement, sa criminalisation oblige de nombreuses femmes à interrompre leur grossesse dans des conditions clandestines, violant ainsi leurs droits humains et mettant même leur vie en danger.
À cela s'ajoute l'objection de conscience, qui permet au personnel médical de refuser de pratiquer des avortements pour des raisons religieuses ou morales. Bien que les lois mexicaines stipulent que les services de santé doivent garantir la disponibilité de personnel non objecteur, cela n'est pas toujours respecté dans la pratique. Il existe également un grave manque de formation technique et éthique du personnel médical, ce qui est essentiel pour offrir des soins sûrs, professionnels et fondés sur les droits humains. Cette lacune limite la qualité du service et rend difficile l'accès en temps opportun à la procédure.
Le manque d'infrastructures adéquates est un autre obstacle important, en particulier dans les hôpitaux publics situés dans les zones rurales ou marginalisées, où il n'existe pas de fournitures de base, de médicaments ou d'espaces physiques appropriés pour pratiquer des avortements. La centralisation des cliniques spécialisées dans les capitales des États désavantage les femmes vivant dans des communautés éloignées ou autochtones, car elle implique un effort économique, logistique et émotionnel supplémentaire. À cela s'ajoutent les formalités administratives arbitraires et illégales exigées par de nombreux centres de santé, telles que les autorisations notariales, les autorisations familiales, les évaluations médicales ou psychologiques inutiles, et même les périodes de « réflexion » obligatoires, qui constituent toutes des formes de violence institutionnelle.
D'autre part, les barrières socioculturelles jouent également un rôle fondamental. La stigmatisation sociale qui entoure l'avortement génère de la culpabilité, de la honte et de la discrimination à l'égard des femmes qui décident d'interrompre leur grossesse. La désinformation sur la santé sexuelle et reproductive, et en particulier sur la sécurité de l'avortement, contribue à ce que de nombreuses femmes ne connaissent pas leurs droits ni les options médicales sûres qui s'offrent à elles. Enfin, les facteurs économiques limitent l'accès aux contraceptifs, aux médicaments tels que le misoprostol ou la mifépristone, ou aux services cliniques adéquats, excluant ainsi les femmes les plus démunies.
À cela s'ajoutent les obstacles mis en place par les institutions pour empêcher l'avortement en cas de violence sexuelle, en violation de la norme NOM-46. Cette institution a établi une règle interne qui impose des exigences supplémentaires — telles que des échographies, des avis juridiques ou des témoins — qui entravent l'accès à la procédure. Ce conflit reflète une série d'obstacles institutionnels qui persistent même dans les États où l'avortement a déjà été dépénalisé.
En raison de ces facteurs qui ont été dénoncés à maintes reprises par la marée verte, on ne peut ignorer la criminalisation des femmes qui avortent, alors qu'il s'agit d'un de leurs droits sexuels et reproductifs. C'est pourquoi l'État mexicain ne peut nier qu'il existe encore des femmes emprisonnées ou poursuivies pénalement pour avoir interrompu leur grossesse.
Wendy Rayón Garay, Desinformémonos, le 25 juin 2025
https://desinformemonos.org/estado-mexicano-miente-a-cedaw-mujeres-son-encarceladas-por-abortar-en-2025/
https://www.cdhal.org/letat-mexicain-ment-a-la-cedaw-des-femmes-sont-emprisonnees-pour-avoir-avorte-en-2025/
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Les travailleuses en lutte au Panama : pour la retraite et la souveraineté

Isabel Guzmán de la CSA parle des revendications des femmes dans la grève syndicale qui dure depuis plus d'un mois
Tiré de Entre les lignes et lesm ots
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Le Panama continue d'être le théâtre d'intenses conflits et de mobilisations populaires pour la souveraineté. Les mouvements sociaux du pays et les alliés internationaux dénoncent les arrestations politiques, le retrait des droits et l'expansion de l'impérialisme états-unien dans le pays, ainsi que leblocus médiatiquequi contrôle les récits sur les événements dans les médias internationaux. Depuis le début des mobilisations, le gouvernement et les forces armées ont continué d'agir de manière répressive contre les peuples autochtones, les femmes et les militants syndicaux. En appel récent, la CSA-TUCA a lancé un appel au syndicalisme mondial pour soutenir la lutte panaméenne et dénoncer les arrestations de dirigeants tels que Genaro López et Jaime Caballero, et la persécution d'Erasmo Cerrud et Saúl Méndez, aujourd'hui exilé en Bolivie.
Les récentes mobilisations exigent la démission du président au pouvoir et ses politiques de militarisation et d'expansion de l'extractivisme. Ils rejettent également la politique de séquestration des ressources du pays de l'administration Trump. Dans le texte disponible ci-dessous, Isabel Guzmán explique les événements récents et parle de la participation et de la demande des femmes dans cette lutte.
La grève au Panama débute le 23 avril 2025, en raison d'une série de situations découlant de la réforme de la sécurité sociale dans le pays. Le gouvernement de José Raúl Mulino pratique l'intimidation et les menaces contre le peuple panaméen.
Le processus de négociation autour de la réforme
Dans un premier processus, à la présidence de la République, deux tables ont été installées. Dans la première, une table d'écoute pour la réforme de la sécurité sociale, figurait le programme Handicap, vieillesse et décès (Invalidez, Vejez y Muerte – IVM), qui est l'un de ceux qui touchent le plus la population. L'autre était une table de prestations de santé. C'était un processus d'écoute sans assumer les différentes propositions que les guildes avaient.
Ensuite, une consultation a été organisée soi-disant adressée aux guildes et à la population à l'Assemblée nationale. En ce moment, le projet de loi 462 a été déposé, qui modifie le système de sécurité sociale. Les guildes ont été entendues, mais les revendications que nous avons avancées n'ont pas été incluses. Ensuite, la loi est effectivement mise en œuvre, sapant le système de retraite de la classe ouvrière. Nous voyons l'intention du gouvernement de parrainer également les intérêts des entrepreneurs afin que les fonds de pension passent entre des mains privées. De plus, il en ressort un protocole d'accord entre le Panama, signé par le gouvernement, et les États-Unis, qui porte atteinte à la souveraineté du pays.
La grève
La grève commence avec les éducateurs qui descendent dans la rue pour défendre la sécurité sociale et demander l'abrogation de la loi 462. Puis, le 28 avril, le secteur de la banane, assez fort dans le pays, et le secteur de la construction se rejoignent. Un certain nombre de guildes et la communauté en général, à travers le pays, dans toutes les provinces, se joignent au mouvement.
Des manifestations éclatent également contre la vente de la patrie, en défense de la souveraineté.
Une autre raison de la grève est l'intention du gouvernement de réactiver le projet minier et d'imposer les barrages de la rivière Indio pour l'accumulation d'eau pour le canal de Panama. Cette action est qualifiée de polyvalente, car il y avait un certain nombre d'objectifs pour ce barrage, tels que, bien sûr, la persécution du mouvement populaire, social et syndical, l'attaque contre la liberté syndicale et, évidemment, la démocratie.
La grève bénéficie d'un grand soutien populaire dans tout le pays, obtenant comme réponse du gouvernement une escalade répressive sans précédent de la part d'un représentant à la légitimité douteuse. Ce que nous voyons en ce moment, c'est à nouveau la dictature dans notre pays. La répression a fait des dizaines de blessés et plus d'une centaine de détenus, ainsi que des disparus, parallèlement à une campagne de discrédit et de diffamation contre les combattants sociaux et de persécution contre l'organisation la plus puissante du pays, qui est le Syndicat unique national des travailleurs de l'industrie de la construction et assimilés (Sindicato Único Nacional de Trabajadores de la Industria de la Construcción y Similares – Suntracs). Les dirigeants de cette organisation sont en prison et le camarade Saúl Méndez, pour avoir sa vie menacée, est en situation d'asile à l'ambassade de Bolivie.
Nous voyons un gouvernement qui méprise la dissidence politique idéologique et le fait que nous élevions notre voix pour les droits humains, les réalisations et les droits du travail, les lois nationales et les accords sur la liberté syndicale.
Femmes en lutte
Nous, les femmes, participons activement à ce processus aux tables d'écoute. Nous avons avancé des propositions pour le système de soins qui devrait être prises en compte dans la sécurité sociale et pour les bas salaires des femmes travailleuses. Nous considérons qu'il est nécessaire de réviser le système salarial afin que les femmes puissent avoir une retraite plus digne.
Ce sont nous, les femmes, qui portons et subventionnons avec le travail du care que nous effectuons le vide des conditions socio-professionnelles et des politiques de protection sociale que ni l'État ni les entreprises n'offrent. Nous faisons face à un revers important avec la privatisation des fonds de pension, qui nous condamne à des pensions misérables. Bien qu'ils disent que l'âge de la retraite ne sera pas relevé, la réforme nuit aux femmes et, surtout, aux jeunes. Ce que cela démontre, c'est la haine de l'État envers la classe ouvrière.
À la table du programme Handicap, vieillesse et décès (IVM) ont également participé des camarades qui font partie de l'Alliance peuple uni pour la vie et, plus précisément, de l'espace du Réseau des femmes travailleuses. Nous défendons les raisons pour lesquelles nous, les femmes, n'acceptons pas l'augmentation de l'âge de la retraite. Maintenant, avec cette loi 462, il est indiqué que l'âge de la retraite ne sera pas augmenté. Cependant, cela se fait dans la pratique, car le système individuel ne permettra pas d'avoir des pensions décentes pour les femmes et les jeunes qui travaillent. Sans une retraite décente, les femmes seront obligées de continuer à travailler au-delà de l'âge de la retraite.
Nous, les femmes, avons été dans la lutte, à l'assemblée et dans la rue, où nous avons subi la répression. Nous avons vu comment les femmes autochtones, les paysannes et les filles sont violées. Elles ont été battues, blessées. Les enseignantes ont également été lâchement agressées par la police nationale.
Nous assistons à une escalade de la violence à l'égard des femmes de la part du gouvernement national et de la police nationale.
Nous exigeons également la démission des ministres de l'Éducation et du Travail, qui devraient veiller à ce que les politiques visent à éliminer la précarité qui entoure les femmes sur le marché du travail, en plus des écarts de rémunération entre les sexes et de la violence brutale contre les femmes. Nous exigeons le respect de la convention 190 sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail, qui a été ratifiée par le Panama et qui, en ce moment, est également violée.
Solidarité féministe internationaliste
Jusqu'à présent, nous n'avons constaté aucun progrès. Le gouvernement du Panama n'a cédé à aucune de nos pétitions. Même si tout un peuple est dans la rue, il est incapable de créer des ponts pour le dialogue. Nous organisons des conférences de presse dans les guildes des travailleuses et bien plus encore. Nous sommes descendues dans la rue le 25 mai lors d'une grande marche des femmes pour exiger que le gouvernement écoute le peuple.
Isabel Guzmán est membre de la Confédération syndicale des travailleurs des Amériques (CSA).
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Texte original en espagnol
Édition par Bianca Pessoa
https://capiremov.org/fr/experiences/les-travailleuses-en-lutte-au-panama-pour-la-retraite-et-la-souverainete/
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Longtemps après que les armes se soient tues, les violences sexuelles laissent des cicatrices durables

La violence sexuelle dans les conflits est une tactique de guerre, de torture et de terreur. Elle détruit non seulement les survivant.e.s, mais déchire également les familles et les communautés. Le traumatisme, la honte et la stigmatisation sont vécus par les victimes, et non par les auteurs, et se répercutent sur plusieurs générations.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/06/27/longtemps-apres-que-les-armes-se-soient-tues-les-violences-sexuelles-laissent-des-cicatrices-durables/?jetpack_skip_subscription_popup
Rien qu'en 2024, l'ONU a recensé environ 4 500 cas de violences sexuelles liées aux conflits, mais le nombre réel est probablement beaucoup plus élevé. Une écrasante majorité (93%) des survivant.e.s étaient des femmes et des filles.
En vertu du droit international, les violences sexuelles liées aux conflits sont reconnues comme un crime de guerre, un crime contre l'humanité et un acte pouvant être un élément constitutif d'un génocide. Leur impact durable sape les efforts visant à instaurer une paix durable.
« Longtemps après le retrait des soldats et la signature de traités, le viol continue de porter atteinte aux corps et aux esprits, aux relations et à la réputation, aux familles et aux communautés. Certains chercheurs ont donc qualifié la violence sexuelle de tactique de guerre la plus durable », a affirmé jeudi la Représentante spéciale de l'ONU qui lutte conte cette pratique et défend ses victimes, Pramila Patten.
« Les conséquences des violences sexuelles liées aux conflits sont durables et bouleversantes. Elles se manifestent par des traumatismes physiques et psychologiques, le VIH, les infections sexuellement transmissibles, des grossesses non désirées et à risque, la pauvreté et l'exclusion socio-économique, l'ostracisme et les représailles, souvent liés aux codes sociaux de l'honneur, de la honte et de la culpabilisation des victimes », a expliqué Mme Patten lors d'un événement organisé à l'ONU pour marquer la Journée internationale pour éliminer ce fléau. « Il est crucial d'assurer des soins centrés sur les survivant.e.s, tenant compte des traumatismes vécus, pour éviter des préjudices supplémentaires ».
Tactique de guerre
Dans de nombreux conflits, la violence sexuelle « est utilisée pour terroriser, punir, mais aussi humilier les civils, en particulier les femmes et les filles », a déclaré Esméralda Alabre, coordinatrice de la réponse de l'agence des Nations Unies pour la santé reproductive et sexuelle (UNFPA) à la violence sexiste au Soudan, lors d'un entretien avec ONU Info.
Mais les dommages ne s'arrêtent pas aux survivant.e.s. La violence sexuelle en temps de conflit est souvent utilisée pour déchirer les communautés et saper la cohésion sociale. Elle fragmente les familles, répand la peur et approfondit les divisions sociales.
En Haïti, des gangs d'une brutalité cinglante vont jusqu'à forcer des membres de familles à violer leurs propres mères, épouses ou soeurs, partage Pascale Solages, fondatrice de l'organisation féministe Neges Mawon.
« Le corps des femmes est transformé en champ de bataille. Les auteurs visent à détruire les liens communautaires, en utilisant le viol comme un outil de domination et de contrôle. Les survivantes doivent supporter le poids du traumatisme, de la stigmatisation et de l'isolement », a-t-elle déclaré à ONU Info, lors d'une interview en marge de l'évènement.
Traumatisme générationnel
Le thème de la Journée cette année est : « Briser le cycle, guérir les blessures : lutter contre les effets intergénérationnels des violences sexuelles liées aux conflits ».
« Pour briser le cycle, nous devons affronter les horreurs du passé », a déclaré le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, soulignant que de nombreuses survivantes sont réduites au silence par la crainte de représailles.
Le traumatisme n'est pas seulement immédiat, il crée également des blessures intergénérationnelles profondes et durables, car le cycle de la violence touche souvent plusieurs générations.
Rejetées par leurs communautés, de nombreuses survivantes sont contraintes d'élever seules les enfants nés d'un viol. « C'est presque comme si leurs cris étaient ignorés par le monde entier », a déclaré Mme Alabre.
Les survivantes de violences sexuelles liées à la guerre et leurs enfants, souvent exclus de l'éducation, de l'emploi et d'autres aspects essentiels de la vie, sont poussées dans la pauvreté, ce qui aggrave encore leur vulnérabilité.
« Pour trop de femmes et d'enfants, la guerre ne s'arrête pas lorsqu'elle prend fin », a déploré Pramila Patten.
La justice, volet incontournable
Les survivant.e.s ont non seulement droit à la sécurité et au soutien, mais aussi à la justice et à la réparation. Pourtant, « trop souvent, les auteurs de ces crimes restent en liberté, protégés par l'impunité, tandis que les survivant.e.s portent souvent le fardeau impossible de la stigmatisation et de la honte », a dénoncé M. Guterres.
La disponibilité limitée des services de soutien, en particulier à la suite des récentes réductions de l'aide, entrave le processus de guérison des survivant.e.s. Non seulement il devient plus difficile pour les survivant.e.s de demander des comptes à leurs agresseurs, mais les efforts de prévention sont également entravés par les réductions de financement dans de nombreuses capitales depuis le début de l'année.
« Ce qui m'est arrivé aurait pu être évité », ont répété à maintes reprises les survivantes à Mme Patten.
Assurer un soutien durable au relèvement des survivantes
Rien qu'en mars, le bureau de l'UNFPA au Soudan a dû fermer 40 espaces sécurisés pour les femmes et les filles, entravant ainsi les efforts visant à fournir des soins immédiats et à long terme aux survivantes, en raison des coupures de financement.
Les interventions communautaires, le soutien adapté aux enfants pour l'éducation des enfants survivants et les changements de politique législative jouent un rôle crucial dans la prévention des violences sexuelles liées aux conflits.
Il faut d'abord écouter et prendre en compte la voix des survivant·e·s, en les considérant comme actrices et acteurs des solutions durables. Ensuite, il est essentiel de leur garantir des services adaptés, financés de manière durable ; de renforcer le cadre juridique et institutionnel qui soutient les progrès réalisés ; et enfin, de s'attaquer aux causes profondes des violences sexuelles liées aux conflits, à savoir l'inégalité entre les sexes et la discrimination, selon l'appel à l'action lancé par Mme Patten ce jeudi.
« Si nous compromettons les investissements dans le rétablissement des femmes, nous compromettons les investissements dans le rétablissement après les conflits, et nous héritons tous d'un monde moins sûr », a fait valoir la Représentante spéciale.
https://news.un.org/fr/story/2025/06/1156591
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Les fondements structurels de la violence sexiste en Afrique du Sud

Toutes les dix minutes, quelque part dans le monde, une femme meurt de la main de quelqu'un qui prétendait l'aimer.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/06/17/les-fondements-structurels-de-la-violence-sexiste-en-afrique-du-sud/?jetpack_skip_subscription_popup
En Afrique du Sud, ces morts se succèdent à un rythme particulièrement soutenu. Sur 100 000 femmes, 5,5 sont tuées chaque année par leur compagnon, un chiffre qui reflète des siècles de brutalité et semble tourner en dérision tous les chants de liberté jamais entonnés. Depuis le début de cet article, les noms se sont multipliés : Ntokozo Masilela Ngwenya (21 ans), Motlalepule Kai (43 ans), Thabisa Kula-Peter (49 ans), Shelma Malesa (30 ans), Londeka Mbhele (24 ans), Nomsa Sheila Maile (37 ans), Zazile Rose Magubane-Nhlabathi (43 ans), Nolusapho Eunice Yola (75 ans), Neliswa Cele, Nhlonipho Ntombi Maseko (31 ans), Olorato Mongale (30 ans). Chacun de ces décès vient s'ajouter aux statistiques d'une crise que la société sud-africaine a appris à mesurer avec une précision dévastatrice mais qu'elle peine toujours à traiter par une transformation structurelle.
En 2019, le président Cyril Ramaphosa a reconnu la situation de violence sexiste en Afrique du Sud comme une urgence nationale. Les analyses récentes se concentrent généralement sur les défaillances institutionnelles immédiatement visibles : manque de ressources des services de police, surcharge des tribunaux et inefficacité des ordonnances de protection. Ces déficiences organisationnelles, ces lacunes en matière de formation et ces insuffisances financières sont minutieusement répertoriées. Cependant, cette approche analytique ne tient pas compte du fait que ces « défaillances du système » ne sont pas accidentelles : elles sont la conséquence logique de fondements sociaux qui ont normalisé la violence à l'égard des femmes il y a plusieurs siècles.
Le taux de féminicides en Afrique du Sud est cinq fois supérieur à la moyenne mondiale. Environ une centaine de viols sont signalés chaque jour, mais ce chiffre ne représente qu'une fraction des faits réels, en raison d'un grave problème de non-signalement. Au moins 51% des femmes sud-africaines sont victimes de violences conjugales. Face à cette situation, il est nécessaire de mettre en place des cadres d'analyse qui s'attaquent aux racines historiques du problème, plutôt que de traiter cette violence comme un trouble isolé. Ces statistiques ne sont pas de simples abstractions numériques : elles représentent les expériences vécues par des mères, des sœurs, des filles, des amies et nos ancêtres, dont les souffrances sont directement liées à la violence profondément enracinée qui a façonné la société sud-africaine.
Les fondements coloniaux et la violence idéologique
La conquête coloniale a nécessité le démantèlement systématique des relations sociales autochtones et leur remplacement par des structures coloniales hiérarchiques au service du capitalisme extractiviste. Les systèmes traditionnels de propriété foncière maintenaient des relations communautaires soutenables avec la terre. Ils ont été détruits et remplacés par la propriété individuelle. De même, les autorités coloniales ont procédé à une réorganisation en profondeur des systèmes de parenté autochtones et des relations entre les sexes afin de créer de nouvelles formes d'organisation sociale fondées sur la domination plutôt que sur la collaboration.
Lorsque les colonisateurs européens ont dressé les premières cartes du territoire sud-africain, ils ont considéré la terre et le corps des femmes comme une seule et même cible sur laquelle exercer leur domination. Le langage colonial présentait toujours les femmes comme des extensions de la terre, primitives, faciles à conquérir et bonnes à exploiter. La destruction de l'environnement, avec l'abattage des arbres, le dépouillement des sols et l'empoisonnement de l'eau, servait à couper les Africains de leurs territoires, auxquels ils étaient spirituellement liés. Violer la terre, c'était donc violer son peuple. Cela a établi une logique fondamentale qui reliait la violation du territoire à celle du corps. Cette fusion entre langage et idéologie n'était pas fortuite. Il s'agissait d'une stratégie délibérée, conçue pour normaliser la violence comme moyen de conquête. Des termes tels que « prendre », « pénétrer » et « posséder » s'appliquaient aussi bien à l'acquisition territoriale qu'à la domination sexuelle. Cela a établi un cadre conceptuel dans lequel le viol est devenu à la fois la violation des femmes et la violation de la terre.
Les corps des femmes sont devenus l'un des principaux terrains d'expression de cette réorganisation sociale, où elle s'est manifestée avec le plus de violence. Leurs rôles traditionnels de productrices agricoles, de décisionnaires au sein de la communauté et de transmetteuses de la culture menaçaient directement les systèmes de contrôle coloniaux. La violence sexuelle exercée à l'encontre des femmes n'était donc pas une simple question de perversion individuelle, mais bel et bien une stratégie systématique visant à démanteler les structures sociales autochtones tout en affirmant l'autorité coloniale sur la reproduction et la production. La question n'est pas de savoir laquelle de ces dominations est apparue la première : celle de la terre ou celle des femmes. Il s'agit plutôt de comprendre comment le colonialisme a fabriqué des relations sociales qui ont poussé les communautés à se fragmenter, créant ainsi des hiérarchies dans lesquelles les hommes pouvaient revendiquer le pouvoir sur la terre et sur les corps.
Exploitation sexuelle institutionnalisée et accumulation de capital
Dans la colonie du Cap, les femmes esclaves sont devenues le terrain d'essai de systèmes de contrôle exhaustifs qui allaient définir les relations sociales en Afrique du Sud pendant des siècles. Le VOC Lodge [construit par la Compagnie hollandaise des Indes pour loger les esclaves amenés dans la colonie ndt] fut de fait le premier bordel de la colonie, servant les soldats et les marins de passage tout en tirant profit du corps des femmes. Il représentait l'intersection systématique entre la violence sexuelle et l'accumulation capitaliste. Il transformait le corps des femmes en site d'exploitation et de production de richesse.
Le capitalisme colonial exigeait la marchandisation totale des êtres humains, mais cette marchandisation fonctionnait selon des mécanismes clairement sexistes. Alors que les hommes esclaves étaient principalement valorisés pour leur force de travail, les femmes esclaves étaient victimes de multiples formes d'exploitation simultanées. Leur travail, leur sexualité et leur capacité reproductive sont tous devenus des sources d'accumulation de richesse coloniale grâce à des systèmes de contrôle méthodiques et globaux.
Les archives du Bureau de protection des esclaves révèlent de nombreux cas d'abus sexuels signalés par des femmes esclaves à l'encontre de leurs propriétaires. Pourtant, pendant toute la période de l'esclavage au Cap, aucun homme libre ou esclave n'a été condamné pour le viol d'une femme esclave. Ce vide juridique ne résultait pas d'une lacune, mais d'une volonté délibérée : la violence à l'égard des femmes noires était institutionnalisée comme une pratique commerciale normale, et non considérée comme un crime.
L'exploitation s'étendait au-delà du travail domestique pour prendre des formes systématiques de violence physique qui ont jeté les bases de l'oppression future. L'exploitation sexuelle par le biais d'agressions et de viols a fait du corps des femmes esclaves un territoire à conquérir pour les hommes, tout en générant des revenus grâce à l'esclavage sexuel. L'esclavage se transmettait par la lignée féminine. L'exploitation reproductive a ainsi transformé les utérus en sites de production économique, les enfants devenant la propriété future qui permettait d'accroître la richesse coloniale. Les cadres juridiques classaient les femmes esclaves parmi les biens et non parmi les personnes. La violence à leur égard était donc considérée comme une question relevant de « gestion de biens » et non comme une atteinte à l'intégrité de la personne, ce qui a établi une jurisprudence privilégiant l'accumulation du capital au détriment de la dignité humaine.
Dynamiques intersectionnelles de la violence coloniale
Bien que les peuples colonisés aient en commun des expériences universelles d'oppression raciste et capitaliste, l'oppression des femmes colonisées a été marquée en outre par une violence sexuelle systématique.
Traditionnellement, les analyses de l'oppression coloniale convergent dans l'idée que les hommes et les femmes colonisé.e.s étaient soumis à une oppression de même nature. Elles se sont principalement concentrées sur la domination ethnico-raciale, en négligeant les dynamiques de genre. Ces analyses ont considéré l'expérience coloniale masculine comme universelle, occultant les formes spécifiques de violence dirigées contre les femmes. Les femmes colonisé.es ont également travaillé dans les plantations et parfois dans les mines, ce qui les exposait à des violences physiques similaires à celles subies par les hommes. Cependant, elles étaient en même temps confrontées à des formes d'exploitation supplémentaires que leurs homologues masculins ne connaissaient que rarement.
La quête du pouvoir et du capital a dépassé le cadre des relations entre Blancs et Noirs pour s'étendre aux communautés colonisées elles-mêmes. La déshumanisation systématique des hommes réduits en esclavage a créé des conditions qui ont intensifié la violence subie par les femmes esclaves. Ces dernières ont été confrontées à la fois aux brutalités structurelles du système des plantations et aux dimensions genrées de l'oppression raciale au sein de leurs propres communautés. Certaines femmes esclaves ont été vendues à des fins de prostitution par des hommes esclaves, quelquefois leurs propres maris. C'était l'un des moyens utilisés par les systèmes coloniaux pour créer des hiérarchies internes qui reproduisaient la violence au sein des communautés opprimées.
Les administrateurs coloniaux avaient compris que le maintien des systèmes d'exploitation nécessitait la rupture des liens sociaux traditionnels susceptibles de permettre une résistance collective. Le traumatisme qui en a résulté n'était pas un effet secondaire accidentel. Il s'agissait d'un élément essentiel des dispositifs conçus pour générer et consolider la richesse par une déshumanisation systématique.
La violence sexiste contemporaine en Afrique du Sud ne peut pas être appréhendée comme un simple comportement déviant. Elle doit être analysée comme la continuation de relations structurelles établies au cours de siècles d'exploitation coloniale. Cette violence, que le président Ramaphosa a qualifiée de situation d'urgence nationale en 2019, a des racines historiques profondes. Elles résident dans des systèmes qui ont appris aux communautés à considérer le corps des femmes comme un objet de conquête, de profit et de contrôle.
Le dispositif institutionnel de la violence sexiste sous l'apartheid
Le gouvernement de l'apartheid a institutionnalisé la violence coloniale avec une précision industrielle. Il a créé des cadres juridiques exhaustifs qui ont fait oasser la violence du registre de la possibilité à celui d'une nécessité structurelle. Cette approche systématique s'appuyait sur deux mécanismes de normalisation de la violence. Elle s'est répandue dans toute la société, transcendant les frontières raciales tout en fonctionnant de manière spécifique dans différentes communautés.
Le recours systématique à la violence par l'État – à travers les expulsions forcées, les détentions sans procès et la torture dans les locaux de la police – a normalisé la violence comme méthode légitime de gouvernance. Cela a créé une société dans laquelle la violence est devenue un moyen normal de résolution des conflits dans toutes les relations, y compris les relations intimes. Cela a instauré une guerre civile de genre non reconnue.
Le système d'apartheid avait une vision stratégique de la violence sexuelle, qui n'avait rien de fortuit. Les cadres juridiques fonctionnaient avec une précision mathématique dans leur discrimination : en 1992, pendant la prétendue transition vers la démocratie, les affaires de viol n'aboutissaient à des condamnations que dans 53% des cas, contre 86% pour les agressions non sexuelles. Ces disparités n'étaient pas le fruit de défaillances administratives, mais bien d'un système délibéré. Elles visaient à montrer que les hommes avaient toujours le pouvoir sur le corps des femmes, que le témoignage des femmes avait moins de poids devant les tribunaux que les dénégations des hommes, et que les violences sexuelles n'entraînaient que des conséquences juridiques minimes.
Plus révélateur encore : aucun homme blanc n'a jamais été condamné à mort pour viol sous le régime de l'apartheid. La peine capitale était réservée exclusivement aux hommes noirs et uniquement à ceux qui étaient accusés de crimes contre des femmes blanches. Cette précision chirurgicale du racisme juridique démontre comment le système judiciaire fonctionnait comme un instrument de contrôle racial et sexiste. Il protégeait certaines formes de violence tout en en criminalisant d'autres, en fonction de l'identité raciale des auteurs et des victimes plutôt que de la nature de leurs crimes.
Des mécanismes séparés de contrôle social
Dans ce cadre général, l'apartheid a créé des systèmes séparés de violence sexiste qui fonctionnaient selon des mécanismes distincts dans les différentes communautés. Dans les communautés noires, la déshumanisation était systématique et se traduisait par la spoliation économique, le déplacement spatial et la privation des droits politiques. Cela a créé des conditions dans lesquelles la souffrance des femmes était souvent subordonnée à des luttes de libération plus larges. Cette hiérarchisation était compréhensible d'un point de vue stratégique : les traumatismes individuels semblaient moins urgents lorsque des populations entières étaient confrontées à une déshumanisation systématique. Cependant, cette approche hiérarchisée de la souffrance a eu un coût, celui des voix réduites au silence et de la violence ignorée.
Dans les communautés blanches, la violence sexiste était dissimulée derrière des apparences respectables et enfouie sous des mythes de supériorité civilisationnelle. L'inceste et le viol conjugal étaient relégués au domaine des secrets de famille plutôt que d'être considérés comme des problèmes sociaux qu'il fallait aborder de front. Le maintien de la respectabilité blanche exigeait que ces violences restent invisibles, leur coût se mesurant en traumatismes pour les femmes et en souffrances muettes pour les enfants.
Les taux catastrophiques de violence sexiste en Afrique du Sud sont les plus élevés au monde en dehors des zones de guerre active. Ils reflètent directement l'héritage structurel durable du double système de contrôle sexiste de l'apartheid. Le régime de l'apartheid a déployé une violence ultra-visible contre les femmes noires afin de renforcer les hiérarchies raciales. Dans le même temps, il a maintenu une violence invisible à l'encontre des femmes blanches afin de préserver l'autorité patriarcale. Cela a créé des cadres croisés de déshumanisation qui persistent encore aujourd'hui. La violence sexiste contemporaine ne représente donc pas seulement un mal social, mais la continuation structurelle du projet fondamental de contrôle social de l'apartheid.
Transmission intergénérationnelle et reproduction structurelle
Les mécanismes psychologiques par lesquels la violence de l'apartheid s'est reproduite à travers les générations ont fonctionné à travers des intersections complexes entre traumatisme, socialisation et contraintes structurelles. Les enfants témoins de violences systématiques en sont venus à considérer la brutalité comme un moyen normal de résoudre les conflits. Ces expérimentations précoces ont créé des mécanismes d'adaptation qui ont permis aux enfants de survivre. Mais en même temps, elles ont généré des dysfonctionnements relationnels à l'âge adulte. Cela a établi des cycles de transmission entre les générations, des schémas d'héritage imposé dont il est difficile de se défaire.
Les dimensions genrées de cette transmission méritent une attention particulière. Les systèmes coloniaux et d'apartheid ont émasculé les hommes en leur refusant leurs rôles traditionnels de nourricier et de protecteur. Dans le même temps, les structures patriarcales leur ont offert d'autres moyens de retrouver leur domination en recourant à la violence contre ceux qui avaient encore moins de pouvoir structurel, à savoir les femmes et les enfants. Les femmes, quant à elles, ont été placées dans le rôle de gardiennes de la culture et de stabilisatrices de la famille. Elles ont été incitées à faire preuve d'endurance et à s'adapter en interne plutôt que de résister en externe. Ces différentes réponses à un traumatisme systématique ont donné naissance à des schémas de violence bien distincts qui continuent à modeler les relations sociales contemporaines.
Manifestations et continuités structurelles actuelles
Les statistiques actuelles reflètent cette construction historique avec une clarté accablante. Les pays ayant un passé colonial affichent des taux de violence conjugale cinquante fois supérieurs à ceux qui n'ont pas connu l'esclavage. Lorsque les structures patriarcales sont associées à l'héritage colonial, la violence domestique transcende la pathologie individuelle pour s'inscrire dans une organisation sociale systématique.
Chaque femme qui meurt aux mains de son partenaire reste liée, par des chaînes ininterrompues, aux femmes esclaves de la VOC Slave Lodge, à celles dont la souffrance a été occultée pendant l'apartheid et à celles dont les expériences n'ont jamais été jugées dignes d'être prises en considération par la justice. Ces liens ne sont pas métaphoriques, mais structurels. Ils opèrent à travers des systèmes juridiques, des relations sociales et des pratiques culturelles qui restent fondamentalement intacts.
Comme le fait remarquer la chercheuse Shalu Nigam, « la violence à l'égard des femmes ne se traduit pas seulement par des agressions physiques, psychologiques ou morales, mais elle se produit également lorsque les conditions sont propices à son émergence et lorsque le système – l'État et la société – la tolère ». Les femmes qui meurent aujourd'hui, de Ntokozo, 21 ans, à Nolusapho Eunice, 75 ans, ne meurent pas parce qu'elles ne disposent pas de connaissances suffisantes sur la violence sexiste. Elles meurent parce que la société sud-africaine continue de faire fonctionner des systèmes spécialement conçus pour permettre leur mort, puis exprime une surprise de circonstance lorsque ces systèmes fonctionnent comme prévu.
Vers une transformation structurelle
La question à laquelle l'Afrique du Sud est confrontée va au-delà de la possibilité de lutter contre la violence sexiste en améliorant l'allocation des ressources et les programmes de formation. Le défi fondamental est de savoir si la société sud-africaine peut reconnaître que les approches actuelles s'attaquent aux symptômes sans toucher aux causes profondes. Existe-t-il une volonté politique pour entreprendre le travail de fond nécessaire à la construction de relations sociales véritablement différentes ?
Tant que la violence contemporaine n'aura pas été ramenée à ses racines coloniales et à l'apartheid, et tant que les structures héritées du passé ne seront pas démantelées plutôt que réformées, l'Afrique du Sud continuera à compter les corps, à citer les noms et à se demander pourquoi rien ne change. L'architecture de la violence reste intacte parce que les réponses politiques et sociales ont privilégié la rénovation plutôt que la reconstruction, la réforme plutôt que la révolution. Il ne s'agit pas d'un échec politique, mais d'une réussite structurelle : les systèmes conçus pour permettre la violence à l'égard des femmes continuent de fonctionner comme prévu et nécessitent non pas des ajustements, mais une transformation fondamentale.
Roomaan Leach
Roomaan Leach est membre du collectif Amandla . Elle (?) a fondé et dirige (?) « Dismantle the Ivory Tower. »
Source – Amandla ! Mardi 10 juin 2025 – Amandla 98
https://www.amandla.org.za/the-structural-foundations-of-gender-based-violence-in-south-africa/
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro.
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75341
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Construire la résistance face à la poursuite des offensives impérialistes

La rencontre de Netanyahou avec Trump à la Maison Banche le 7 juillet 2025 a une nouvelle fois illustré l'ampleur des accords politiques entre les deux puissances impérialistes que sont Israël et les États-Unis quant à la modification capitale des rapports de forces en cours au Moyen-Orient.
Tiré de Inprecor 734-735 juillet-août 2025
28 août 2025
Ainsi, si l'on prend du recul, on constate que l'ensemble des pays entourant l'État sioniste ont été percutés ces derniers mois par les deux alliés. C'est le cas bien entendu des territoires palestiniens occupés en 1967 : Gaza a été probablement détruite à 90 % (95 % des écoles le sont, tous ses hôpitaux…), des études font état d'un bilan total de centaines de milliers de morts (1), les directions politique et militaire du Hamas ont été décimées, et les génocidaires cherchent désormais à expulser une grande partie des Gazaoui·es et à enfermer celles et ceux qui restent dans une enclave semblable à celles de Cisjordanie qui sont entourées de bases militaires et de colonies sionistes sur une majeure partie du territoire que le gouvernement israélien s'apprête à annexer formellement (2).
Contrôler le Moyen-Orient
Mais c'est aussi le cas de l'Iran, attaqué par les deux alliés qui ont pris pour prétexte l'avancée des recherches nucléaires du régime des mollahs. 200 avions, la moitié de la flotte israélienne, ont attaqué 100 cibles iraniennes pendant la guerre des Douze Jours qui s'est terminée par le lancement de bombes de 13 tonnes par sept bombardiers furtifs B-2 de l'aviation étatsunienne sur le principal site nucléaire iranien. Le bilan humain de la guerre est, selon le ministère iranien de la Santé, de plus de 1 000 mort·es et près de 4 500 blessé·es. Un grand nombre de dirigeants politiques et militaires et de scientifiques iraniens ont été assassinés. De façon similaire, l'assaut israélien contre le Liban à l'automne 2024 a décapité le Hezbollah, tandis que les bombardements israéliens et étatsuniens contre les Houthis du Yémen semblent avoir drastiquement réduit les capacités militaires de ces derniers. En Syrie, l'effondrement du régime criminel de la dynastie Assad s'est soldé par l'arrivée au pouvoir des intégristes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui négocient à présent la « normalisation » des relations de la Syrie avec Israël. En Égypte et dans l'est de la Libye, la répression contre les caravanes pour Gaza a montré à quel point ces pouvoirs sont complices d'Israël.
Œuvrer à la déstabilisation des impérialistes
On assiste donc à une mise au pas de la région par les États-Unis et Israël. Le cessez-le-feu entre le gouvernement sioniste et le Hamas, s'il intervenait, au-delà du soulagement pour les souffrances de la population de Gaza, ne sera qu'une étape provisoire sur la voie de la subjugation du peuple palestinien.
La réorganisation du monde se poursuit donc, à l'initiative de forces impérialistes de plus en plus souvent dirigées par l'extrême droite. Le soutien aux peuples opprimés de la Palestine à l'Ukraine, du Congo au Cachemire ou à Panama, doit chercher un second souffle, en s'appuyant sur la mobilisation anticapitaliste de la jeunesse et des classes populaires. Dans les pays du Nord mondial, aux États-Unis en particulier, émergent des foyers de résistance qui permettent d'envisager la reconstruction d'un mouvement de masse capable de faire barrage au néofascisme. C'est là une tâche d'une très grande urgence, notamment au regard de l'aggravation du changement climatique à l'échelle mondiale. Les forces d'extrême droite y contribuent par leurs politiques antiécologiques, tandis que les gouvernements européens libéraux se montrent plus soucieux de financer les industries d'armement que de lutter contre la dégradation environnementale.
Le 9 juillet 2025
1. « Counting the dead in Gaza – October 2023 to May 2025 », 23 juin 2025, Wilmar's Blog et« Le sombre calcul : les données de l'armée israélienne révèlent que 377 000 Palestiniens sont portés disparus », Maximilian, 24 juin 2025, Inprecor.
2. Lire à ce sujet : Gilbert Achcar, Gaza, génocide annoncé – un tournant de l'histoire mondiale, éditions La Dispute, Paris, 2025, et du même auteur « Trump, Netanyahou et la réorganisation du Moyen-Orient », 9 juillet 2025, Inprecor.
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Mali : La République est peu à peu dévorée par une Bête à Galon

Au Mali, la République est peu à peu dévorée par une bête à galons, une armée transformée en carrière politique, un uniforme devenu costume d'ambition personnelle, un grade militaire arraché non par mérite, mais par manœuvre. Depuis le coup d'État de 2020, une élite militaire autoproclamée dirige le pays, non au nom de la nation, mais au service d'elle-même.
Tiré d'Alter Québec.
Autrefois, le grade militaire était l'aboutissement d'un parcours de service, de discipline, de sacrifices. Aujourd'hui, il est attribué comme une médaille de participation à un putsch. Des colonels deviennent généraux sans victoire, sans réforme, sans bataille. L'armée a perdu sa rigueur ; elle a troqué la discipline pour la flatterie, la loyauté pour le clientélisme, et l'honneur pour l'apparat.
Du mérite à la mise en scène
Cette militarisation du pouvoir n'a plus rien de républicain. Elle repose sur une logique de façade : promouvoir des individus en treillis pour légitimer un pouvoir qui, sur le terrain, reste désespérément inefficace. Le Nord est hors de contrôle. Le Centre est à l'agonie. Le Sud, autrefois refuge, est de plus en plus instable. Pourtant, à Bamako, les galons pleuvent comme s'il s'agissait de distribuer des décorations lors d'un carnaval.
La mise en scène est grotesque. Les villas poussent comme des champignons, les véhicules blindés s'accumulent, les conférences s'enchaînent. Mais dans les campagnes, on ne parle plus de l'État : on parle de survie. Les populations n'attendent plus rien du pouvoir central. Elles composent avec les groupes armés, par nécessité, pendant que les Généraux d'opérette préparent leurs prochaines promotions.
L'insulte à la mémoire des révolutionnaires
L'histoire africaine regorge pourtant d'exemples contraires. Thomas Sankara est resté capitaine toute sa vie, sans jamais chercher à grimper dans les rangs pour asseoir son autorité. Sa légitimité venait de sa vision, de son intégrité, de son action. Jerry Rawlings, Fidel Castro, ou encore Kadhafi, qu'on approuve ou non leur parcours, n'ont pas eu besoin de se faire adouber par la hiérarchie militaire pour gouverner. Ils ont bâti leur pouvoir sur un cap, pas sur un grade.
Ce contraste est brutal. Là où les grands leaders s'imposaient par la clarté de leur idéologie, les cadres militaires maliens d'aujourd'hui s'imposent par la confusion de leurs ambitions.
L'armée comme entreprise familiale
Ce pouvoir militaire n'a pas seulement trahi la République. Il a trahi l'armée elle-même. Car la discipline militaire, ce n'est pas obéir aveuglément à un chef autodésigné. C'est servir une cause plus grande que soi. Or, dans le Mali de 2025, chaque poste devient un butin à se partager entre connaissances ou proches. On ne parle plus de stratégie, mais de répartition. On ne parle plus de sécurité, mais de contrats. Le pouvoir est géré comme une société anonyme où chacun veille à maximiser ses dividendes personnels.
Un effondrement civil sous uniforme
Ce que traverse le Mali n'est pas un redressement militaire, mais un effondrement civil. Le camouflage militaire n'a plus rien de protecteur : il masque un vide. Un vide de projet, un vide de vision, un vide de compétence. Ce vide est d'autant plus dangereux qu'il s'entoure de certitudes, d'autosatisfaction, de propagande creuse.
Le pays ne peut pas se permettre d'être dirigé par des carriéristes en treillis. Il a besoin d'une armée au service du peuple, non d'un peuple à genoux devant des militaires dévorés par leur propre ego. Il est temps de nommer les choses : ces galons, dans bien des cas, ne sont que des décorations de pacotille. Ils ne symbolisent ni l'honneur, ni la victoire, ni la loyauté. Ils symbolisent une trahison silencieuse de l'État.
Refuser la normalisation de l'anormal
Face à cette dérive, le silence est une complicité. L'acceptation est une abdication. Il est urgent de refuser d'applaudir ceux qui confondent service public et service de soi. Le peuple malien mérite mieux que cette mascarade. Il mérite des bâtisseurs. Il mérite des cadres. Et surtout, il mérite une République où les galons retrouvent leur sens : celui du mérite, et non du mensonge.
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Égypte – Israël. Répression des voix contre la normalisation

La poursuite de l'offensive menée par Israël à Gaza et l'intensification de la famine organisée ont provoqué davantage de contestations du rôle joué par l'Égypte, accusée de complicité. Même si elles restent réduites et à portée limitée, les actions se sont multipliées. Ce qui n'entrave pas pour autant la relation entre Le Caire et Tel-Aviv.
Tiré d'Orient XXI.
« Le gaz appartient à la Palestine ! » Ce slogan, parmi d'autres, a été tonné, le 13 août, par les dizaines de militants et journalistes rassemblés au Caire sur les marches du syndicat des journalistes égyptiens. Ces derniers s'étaient donné rendez-vous à la suite de l'assassinat ciblé par Israël, trois jours auparavant, du journaliste Anas Al-Sharif et de cinq autres confrères gazaouis. Ils protestaient également contre l'annonce, le 7 août, par l'entreprise israélienne NewMed Energy, d'un amendement à son contrat d'exportation de gaz vers l'Égypte, évalué à 35 milliards de dollars (29 milliards d'euros) pour 130 milliards de mètres cubes sur quinze ans.
En 2008, l'Égypte était le principal exportateur de gaz vers Israël. Mais la situation s'est progressivement inversée avec la découverte par Tel-Aviv des champs gaziers de Léviathan et de Tamar 2 dans le bassin Levantin. Elle a aussi été bouleversée par la remise en cause des accords d'exportation après la chute du président Hosni Moubarak en 2011, ainsi que par la forte augmentation de la demande intérieure égyptienne. Bien que la compagnie italienne ENI ait découvert en 2015, au large de l'Égypte, le gigantesque gisement gazier de Zohr — le plus grand de Méditerranée orientale —, cette tendance n'a fait que s'accentuer. Et la guerre à Gaza depuis bientôt deux ans n'y a rien changé. Déjà en février 2024, un accord avait été signé pour augmenter la production et l'exportation de gaz depuis Tamar 2 vers l'Égypte. Des infrastructures terrestres d'exportation sont d'ailleurs en cours d'aménagement. Comme le précise NewMed Energy, un projet de pipeline entre les deux États au niveau du point de passage de Nitzana, dans le désert du Néguev, reste prévu pour 2029, malgré les retards.
Cela ne concerne pas uniquement la dépendance énergétique. Comme le révèle une enquête du média d'investigation Zawia3, les échanges commerciaux entre l'Égypte et Israël se sont aussi accrus depuis le 7 octobre 2023. Le Caire y exporte principalement des matériaux de construction, des matières premières alimentaires et des produits chimiques 1). De manière générale, les ports égyptiens ne cessent d'accueillir des marchandises israéliennes — les échanges sont presque quotidiens comme le démontre le suivi en direct de la circulation maritime. Les frontières ne sont pas fermées aux touristes israéliens — preuve en est l'afflux d'Israéliens dans le Sinaï mi-juin, en plein conflit avec l'Iran. L'ambassade israélienne située dans le quartier chic de Ma'adi, dans le sud du Caire, reste également ouverte, malgré le refus égyptien d'accréditer Ori Rothman comme nouvel ambassadeur.
Maintien des accords de Camp David
En dépit de certaines menaces rhétoriques en cas d'attaque contre Rafah et d'occupation de l'axe de Philadelphie, les accords de paix de Camp David de 1979 n'ont pas été remis en cause. Par ailleurs, la requête d'un juriste égyptien de les soumettre à référendum est restée lettre morte (2). Début 2025, l'Égypte a cependant fermement rejeté le plan de déplacement forcé de Gazaouis sur son territoire proposé par le président étatsunien Donald Trump. Et ce, pour plusieurs raisons pragmatiques de sécurité. D'abord, éviter de s'exposer à davantage de frappes israéliennes, même si des bombardements dans le Sinaï sont déjà avérés. Ensuite, par crainte de nourrir la rébellion irrédentiste et djihadiste du Sinaï. Enfin, par souci de limiter tout renforcement de l'influence des Frères musulmans sur son territoire. Dans le même temps, Israël a lancé une campagne diplomatique et médiatique contre l'Égypte. Il l'accuse de violer les accords de paix en raison d'une militarisation accrue du Sinaï. L'objectif est de mettre Le Caire sous pression et de l'amener à accepter le plan de déportation. En vain.
Le 25 juillet, le jour de sa libération après 41 ans de prison en France, le militant Georges Abdallah, à son arrivée à Beyrouth, a salué les actions collectives et la solidarité ayant permis sa sortie de prison. Il a aussi appelé à la poursuite de la résistance en Palestine et a accusé des « millions d'Arabes assis qui regardent » alors que des enfants meurent de faim. Avant d'ajouter : « Si deux millions d'Égyptiens descendaient dans la rue, le massacre ne continuerait plus, il n'y aurait plus de génocide. »
Multiplication des actions
Depuis l'été 2025, face à l'intensification de la famine organisée par Israël à Gaza — et, en particulier, ses ciblages délibérés dans les centres de distribution alimentaire de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF) —, les actions de protestation contre l'Égypte ont augmenté et se sont diversifiées, d'aucuns l'accusant de complicité.
Mi-juin, plus d'un millier de personnes se sont rendues au Caire pour la Marche mondiale vers Gaza. Cette initiative émanait d'une coalition internationale d'associations et visait à rejoindre la frontière. Selon ses propres termes, il s'agissait de « négocier l'ouverture du terminal de Rafah avec les autorités égyptiennes, en collaboration avec les ONG, les diplomates et les organisations humanitaires ». Des centaines de participants ont toutefois été détenus par le régime — certains le sont encore aujourd'hui —, d'autres ont été molestés à Ismaïlia, dans le nord-est du pays. Karim* est arrivé par avion en Égypte avec une dizaine d'autres Tunisiens. Il s'était préparé aux interrogatoires des agents de renseignement à l'aéroport. Il s'estime heureux que son portable n'ait pas été fouillé. Avec sa délégation, ils se sont répartis dans différents hôtels, pour échapper à une surveillance omniprésente. Il décrit un climat de « suspicion généralisée », affirmant qu'avec son groupe ils ont cherché à se rendre à Ismaïlia, mais en ont été dissuadés en raison de la menace d'arrestation. La marche reste, pour lui, un succès étant donné qu'elle a « renforcé des réseaux de solidarité internationale » et qu'elle a mis en lumière « la complicité des autorités égyptiennes dans le génocide en cours ».
Le 25 juillet, le commissariat Al-Maasara, au sud du Caire, a été occupé plusieurs heures par un groupe de jeunes. Indignés par la situation dans l'enclave palestinienne et la répression en Égypte, ils demandaient aux fonctionnaires de police de « lever le siège de Gaza ». L'action a été filmée et largement diffusée sur les réseaux sociaux. Deux hommes, Mohsen Mustafa et Ahmed Wahab, soupçonnés d'y avoir participé, ont depuis été victimes de disparition forcée. Ce type d'actions, avec les risques évidents qu'il charrie, restent très rares depuis le coup d'État militaire de 2013.
C'est également fin juillet qu'un jeune égyptien, Anas Habib, s'est filmé attachant un antivol à la porte de l'ambassade égyptienne de La Haye. Il a ensuite répandu de la farine au sol, pour dénoncer la « fermeture de la frontière ». La vidéo a été aussi largement diffusée. Elle a, depuis, inspiré une myriade d'actions similaires à l'encontre des emprises diplomatiques égyptiennes dans le monde entier, comme à Londres, Copenhague, Bagdad, New York, Istanbul, Dublin, Helsinki, Tunis, Beyrouth, Vienne, Damas et même… Tel-Aviv. Le 21 août, alors qu'ils tentaient d'enchaîner la porte du consulat égyptien à New York, deux jeunes hommes ont été emmenés de force à l'intérieur et violentés par les agents consulaires, avant que la police n'intervienne. Dans un enregistrement audio fuité quelques jours auparavant, le ministre égyptien des affaires étrangères, Badr Abdelatty, avait prévenu que « quiconque s'en prendrait à l'ambassade, nous lui ferons payer » (littéralement : « Nous énucléerons l'œil de son père »). Des paroles et méthodes qui témoignent aussi de la tension actuelle.
Ces initiatives ont pour objectif de mettre à nu les conséquences de la normalisation entre Le Caire et Tel-Aviv. Cependant, elles sont loin de faire l'unanimité dans l'opinion publique qui estime qu'elles devraient se concentrer contre Israël et ses soutiens occidentaux.
Les militants rassemblés devant le syndicat des journalistes égyptiens, mi-août, ont également dénoncé cette normalisation : « On le répète génération après génération, nous ne reconnaîtrons jamais Israël. » Ahmed*, journaliste militant, était parmi eux : « Le régime prétend condamner le génocide alors qu'il arrête quiconque manifeste sa solidarité, cela n'a aucun sens. On ne peut plus tolérer cette hypocrisie, il est temps de changer de paradigme. » À la tête de ce syndicat, Khaled Al-Bashy, journaliste indépendant, reconduit pour un deuxième mandat en mai dernier, a permis d'accentuer la solidarité de cette structure avec la Palestine. Bien qu'il tisse des liens avec d'autres syndicats dans la région, celui-ci apparaît relativement isolé dans le plus peuplé des pays arabes.
Une solidarité risquée
La majorité de la société égyptienne est solidaire avec la Palestine, consciente de cette injustice historique et honteuse de la normalisation avec Israël. Cela s'est même traduit par des manifestations dans les rues du Caire, jusqu'à la place Tahrir, fin 2023 — un fait suffisamment inédit pour être souligné, même si elles étaient sous contrôle sécuritaire. Les symboles palestiniens (keffieh, drapeaux) restent valorisés dans l'espace public, et différentes campagnes de boycott économique ont été lancées en Égypte (3). Dina*, journaliste égyptienne ayant travaillé sur le sujet, nous le confirme :
- Le boycott économique se poursuit de manière continue, surtout de la part des classes populaires, à l'encontre des fast-foods, des boissons — gazeuses et eau minérale —, et même des produits d'hygiène et de soin pour femmes. Des branches d'entreprises internationales ont dû fermer et une pléthore d'alternatives locales ont émergé, malgré, parfois, des hausses de prix.
Mais cette solidarité n'est pas exempte de risques. Pour l'avoir exprimé publiquement, certains manifestants sont toujours en détention aux côtés de 60 000 autres prisonniers politiques, comme l'estiment plusieurs associations de droits humains. D'autres personnalités continuent d'être, encore aujourd'hui, harcelées par les autorités égyptiennes. C'est le cas d'Ahmed Douma, poète et figure de la Révolution. Il a été inculpé le 29 juillet par le parquet de la sûreté de l'État pour « diffusion de fausses informations » en raison de la publication sur X de messages de solidarité avec Gaza. Il avait notamment appelé à une coordination citoyenne pour livrer de la nourriture à l'enclave palestinienne par tous les moyens possibles. Ahmed Douma a déjà passé dix ans en détention, dont sept et demi en isolement, avant d'être libéré en août 2023. Il a pour l'heure été relâché sous caution.
Début août, la journaliste Lina Attalah, cofondatrice et rédactrice en chef d'une des rares voix indépendantes en Égypte, Mada Masr, a elle aussi été convoquée par ce même parquet. Elle est accusée de gérer un média sans licence et de « diffuser de fausses nouvelles à des fins de déstabilisation ». Mada Masr avait en particulier révélé, début 2024, dans une enquête très fouillée, le business des passages vers et depuis Gaza, aux mains du magnat Ibrahim Al-Argany, proche de l'appareil sécuritaire égyptien. Les coûts, exorbitants, pouvaient atteindre jusqu'à 11 000 dollars par Palestinien (environ 9 000 euros) (4).
Une bataille narrative
Au-delà de la répression, et témoignant d'une certaine fébrilité, les autorités égyptiennes sont rapidement rentrées dans la bataille narrative. Elles ont accusé notamment les Frères musulmans d'être à l'origine de ces campagnes de dénigrement. Le président Sissi est intervenu personnellement plusieurs fois ces dernières semaines, à l'adresse « de tous les Égyptiens » et a dénoncé un « génocide systématique » à Gaza. Une conférence de presse a également été orchestrée à Rafah début août pour témoigner de la reprise des convois humanitaires. Même les forces armées ont diffusé une vidéo recensant l'ensemble de l'aide fournie aux « frères palestiniens » : 45 125 camions, pour 500 000 tonnes de nourriture et d'aide médicale (dont 70 % d'origine égyptienne), 209 ambulances, 168 opérations de parachutage et l'accueil de 18 560 blessés palestiniens. Elles ont aussi fustigé la destruction et le blocage des points de passage par Israël.
Ces interventions officielles se concentrent sur le volet humanitaire de la situation à Gaza, en occultant toute responsabilité et en se gardant de proposer d'autres horizons politiques. Elles s'inscrivent uniquement dans le cadre conceptuel des accords de paix de Camp David et de la dotation militaire de 1,3 milliard de dollars (1,1 milliard d'euros) transférée chaque année par Washington.
La menace de déstabilisation régionale constitue le credo de la contre-révolution autoritaire dans toute la région. Elle s'appuie sur les conflits en Libye à l'ouest, au Soudan et au Yémen au sud, ainsi qu'en Syrie plus à l'est. Ce discours trouve d'autant plus d'écho que la plupart des Égyptiens restent avant tout préoccupés par leur survie quotidienne dans un pays marqué par une forte dépréciation de la monnaie, une inflation autour de 30 % en 2024, et un taux de pauvreté qui a doublé en vingt ans. C'est peut-être en cela que la Palestine ne résonne plus comme une cause universelle pour tout le monde. Un péché d'indifférence universellement partagé.
Plume littéraire et critique sous tous les régimes de l'Égypte moderne, Sonallah Ibrahim est décédé le 13 août dernier. En 2003, il s'était excusé de devoir refuser un prix de la part du gouvernement Moubarak, qui « opprime son peuple, entretient la corruption et tolère la présence d'un ambassadeur israélien alors qu'Israël tue et viole ». Plus de deux décennies plus tard, ses paroles continuent tristement de résonner.
Notes
1- « Egypt and Israel : Trade Growth Amidst Political Tension », Zawia3, 25 avril 2025.
2- Abdul Karim Salim, « Lawsuit in Egypt demands Sisi put 1979 Israel peace treaty to referendum », The New Arab, 23 avril 2025.
3- Mohamed Atef, Rabab Azzam, « The Impact of Boycotting Israeli Products in Egypt », Zawia3, 25 novembre 2023.
4- « The Argany peninsula », Mada Masr, 13 février 2024.
(*Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l'anonymat)
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Biya-Kamto : face-à-face manqué au Cameroun

À 92 ans, dont quarante-trois passés à la tête du pays, Paul Biya se présente pour un huitième mandat consécutif à l'élection présidentielle du 12 octobre. Maurice Kamto, le principal candidat de l'opposition, a été écarté de la course. Mais tout ne semble pas perdu.
Tiré d'Afrique XXI.
Le face-à-face entre Paul Biya, à la tête du Cameroun depuis quarante-trois ans, et l'opposant Maurice Kamto n'aura finalement pas lieu. Arrivé deuxième à l'élection présidentielle de 2018, ce dernier entendait prendre sa revanche à l'occasion du scrutin prévu le 12 octobre. Mais sa candidature a été rejetée par Elections Cameroon (Elecam), l'organe chargé de conduire le processus électoral dans le pays. Décision confirmée le 5 août par le Conseil constitutionnel.
Le rejet de la candidature de Maurice Kamto a provoqué une onde de choc politique et suscité de nombreuses réactions. L'un des avocats de son parti, le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), Hippolyte Méli, dénonce une décision « arbitraire, motivée par des considérations plus politiques que juridiques ».
Le coordonnateur de l'ONG Un Monde Avenir, Philippe Nanga, parle d'un « déni du droit de participer à la vie politique », alors que le Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie (Manidem), le parti qui a investi Kamto, évoque un « authentique coup d'État politique » contre le peuple camerounais. « Il n'y a, en effet, aucune base légale au rejet du candidat du Manidem, le Pr Maurice Kamto. Hormis le faux produit par l'Administration territoriale, manifestement pour nous punir d'avoir osé donner une chance aux aspirations populaires en investissant Maurice Kamto. Le RDPC [le parti présidentiel] use ainsi de tout pour éviter sa défaite y compris cet artifice mensonger que la morale élémentaire condamne », peut-on lire dans un communiqué signé du président du Manidem, Anicet Ekane.
Le 18 juillet, lorsque Maurice Kamto dépose son dossier de candidature au nom du Manidem auprès d'Elecam, le site Internet du ministère de l'Administration territoriale (Minat) mentionne encore Anicet Ekane comme président du parti. Au cours de la nuit suivante, son nom est subitement remplacé par celui de Dieudonné Yebga, qui déposera par la suite son propre dossier de candidature au nom du même parti. Accusé d'avoir orchestré cette manœuvre visant à invalider la candidature de Maurice Kamto, le ministre de l'Administration territoriale a publié un communiqué, le 25 juillet, dans lequel il a dénoncé un piratage informatique de son ministère. Devant le Conseil constitutionnel, il brandit un document affirmant qu'Anicet Ekane n'est plus président du Manidem et qu'il a été remplacé par Dieudonné Yebga. Pourtant, depuis 2018, seul Anicet Ekane est reconnu par cette même administration comme représentant officiel du parti.
« Je ne vous trahirai pas »
Opposant et ancien candidat à l'élection présidentielle, Djeukam Tchameni s'insurge, pour sa part, contre ce qu'il considère comme des « manœuvres grossières ». « Le rejet définitif de la candidature de Maurice Kamto est venu aggraver mes inquiétudes quant aux sérieux de notre démocratie, ajoute-t-il. Le Conseil constitutionnel semble avoir tout simplement exécuté des ordres, des décisions prises depuis longtemps. »
Le 7 août, l'air grave, Maurice Kamto prononce un discours à la suite du rejet de sa candidature. Il dénonce les multiples trahisons dont le peuple camerounais a été victime :
- J'ai dit et répété que je ne vous trahirai pas. Et je ne vous ai pas trahis. En revanche, le Conseil constitutionnel, la justice, Elecam, le pouvoir en place, à travers le ministère de l'Administration territoriale [Minat] notamment, qui a été de tous les mauvais coups contre nous, vous ont trahis sans états d'âme. La communauté internationale, notamment l'ONU, […] vous a trahis. Cette communauté internationale, si prompte à se montrer aux côtés de la dictature qui écrase le peuple camerounais, ne s'est pas sentie concernée par le crime politique du régime RDPC contre notre peuple. Bien au contraire, elle s'est assise sur les valeurs qu'elle dit promouvoir et qu'elle prétend défendre.
Pour bien comprendre cette affaire du rejet de la candidature de l'opposant Maurice Kamto, il faut remonter à 2020, lorsque son parti décide de boycotter les élections législatives et municipales en février de cette année-là. Il entend alors dénoncer un processus électoral vicié et exige, par la même occasion, la révision consensuelle du Code électoral. Le MRC compte revenir dans le jeu électoral cinq ans plus tard avec l'espoir que les règles auront connu un changement. Il n'en sera rien. Bien plus, comme pour piéger Maurice Kamto, devenu le principal et redoutable opposant au régime, Biya va prolonger d'un an le mandat des conseillers municipaux et des députés, plaçant ainsi l'organisation de l'élection présidentielle de 2025 avant les élections législatives et municipales, reportées à 2026.
Ce changement du calendrier électoral place, de fait, le MRC de Maurice Kamto hors jeu pour la présidentielle puisque, selon la loi camerounaise, il faut être investi par un parti politique représenté dans les assemblées ou dans un conseil municipal ou réunir 300 parrainages de personnalités des dix régions du Cameroun, y compris des chefs traditionnels, généralement encartés au RDPC, le parti au pouvoir…
La double investiture surprise du Manidem
Convaincu qu'il pouvait très bien se faire investir par son propre parti, le MRC, Maurice Kamto va obtenir le ralliement de plusieurs conseillers municipaux d'autres partis politiques. Cette stratégie va susciter une levée de boucliers du pouvoir. Des membres du gouvernement orchestrent une campagne publique pour dire clairement que la candidature de l'opposant sous la bannière du MRC sera rejetée.
Dans le plus grand secret, le leader du MRC change son fusil d'épaule. Ses équipes prennent langue avec celles du Manidem, un parti qui dispose d'un conseiller municipal et se trouve donc apte à investir un candidat à une élection présidentielle. Un accord est trouvé entre Maurice Kamto et Anicet Ekane. Le premier peut enfin déposer son dossier, au grand bonheur de ses nombreux partisans, soulagés et heureux d'avoir feinté le gouvernement.
Mais les choses vont se corser. Vingt-quatre heures après le dépôt du dossier de Maurice Kamto pour le compte du Manidem, un certain Dieudonné Yebga, militant déchu de ce parti, refait surface. Il dépose lui aussi un dossier à Elecam sous la bannière du Manidem. Elecam invoque une double investiture et rejette les deux dossiers. Kamto est de nouveau hors course. Anicet Ekane, le président du Manidem, accuse alors son ancien camarade d'avoir été stipendié par le gouvernement et le RDPC pour déposer cette seconde candidature d'obstruction.
« C'est une sorte de séance de sorcellerie »
Devant le Conseil constitutionnel, les avocats de Maurice Kamto déploient de nombreux arguments, documents à l'appui, sans convaincre les juges. Anicet Ekane apprend même à l'audience qu'il n'est plus le président de son parti ! Ce que dénonce Philippe Nanga :
- C'est ça qui est écœurant et choquant pour nous autres, parce que c'est extraordinaire de voir qu'il a suffi que le Manidem présente monsieur Kamto comme candidat pour qu'on dénie à monsieur Ekane Anicet, président de ce parti-là, cette qualité qui était pourtant reconnue jusqu'ici par toutes les instances, y compris le conseil électoral. J'ai envie de dire, c'est une sorte de séance de sorcellerie, comme on dit chez nous, que je viens de vivre, parce que je suis sûr que si le Manidem n'avait pas présenté monsieur Kamto à la prochaine élection présidentielle, personne ne serait aujourd'hui en train de dénier la qualité de président à monsieur Ekane.
Depuis lors, Maurice Kamto n'a fait aucune déclaration sur le rejet de sa candidature. Son parti a animé la scène politique camerounaise de façon assidue depuis la dernière élection présidentielle de 2018, dont il revendique toujours la victoire. Avec une base militante importante et très fidèle, cet universitaire et avocat international de 71 ans conserve une grande capacité de nuisance et devrait être le faiseur de rois lors du scrutin. « Tout dépend du choix politique que fera monsieur Kamto, analyse le politologue Stéphane Akoa. Soit il se retire totalement de la scène, soit il donne une consigne de vote à ses militants en faveur de tel ou tel candidat. Le choix qu'il fera rendra la campagne plus animée ou non. » Cet avis est partagé par Djeukam Tchameni, pour qui « le fait d'invalider une candidature n'efface pas l'influence du candidat recalé sur ses électeurs ».
Un candidat contesté en interne
Douze candidats sont en lice pour l'élection présidentielle à un seul tour. Parmi eux, deux anciens ministres qui ont récemment déposé leur démission pour se lancer. Il s'agit d'Issa Tchiroma, ancien ministre de l'Emploi, et de Bello Bouba, ancien ministre du Tourisme. Des tractations sont en cours pour former des alliances fortes capables de renverser Paul Biya, âgé de 92 ans, dont quarante-trois passés au pouvoir, en course pour un huitième mandat consécutif. Cette candidature ne semble pas approuvée par tout le gouvernement, ni même par toute l'élite de son parti. Au-delà des deux ministres qui ont claqué la porte pour l'affronter dans les urnes, une grogne larvée règne au sein du RDPC, où certains cadres pensent que Paul Biya est sous influence.
Plusieurs caciques du régime, dont les très en vue ministre de la Communication, René Sadi, et ministre de la Justice, Laurent Esso, ne cachent plus leur hostilité envers le secrétaire général de la présidence de la République, Ferdinand Ngoh Ngoh. Ce proche de Chantal Biya, l'épouse du président, est soupçonné d'être le "vrai candidat" qui se cache derrière Biya. Ce dernier a récemment été aperçu, diminué, à deux reprises seulement : le 20 mai, lors de la fête nationale du Cameroun, et un peu plus tard, à la télévision, alors qu'il recevait en audience le nonce apostolique au palais présidentiel.
Selon le ministre démissionnaire et candidat à la présidentielle Issa Tchiroma, Paul Biya n'est plus aux commandes. « L'âge du candidat Biya est problématique, y compris pour ses soutiens. Ce qui fait prospérer l'idée qu'il gouverne moins et que d'autres prennent des décisions en son nom », analyse le politologue Stéphane Akoa. Alors que le désir de changement est de plus en plus fort dans la société camerounaise, Paul Biya devra trouver des arguments pour défendre le bilan de son dernier septennat et même de ses plus de quatre décennies de règne. La tâche ne s'annonce pas simple.
« Paul Biya a fait de l'opacité son style de gouvernance »
Arrivé au pouvoir en 1982 à la suite d'une transition politique avec son prédécesseur Ahmadou Ahidjo, Paul Biya héritait d'un pays présenté comme un îlot de stabilité dans une Afrique en proie à de nombreuses crises. Quarante-trois ans plus tard, le Cameroun de Paul Biya est fracturé par un conflit armé dans ses deux régions anglophones (le Nord-Ouest et le Sud-Ouest) depuis 2016. Une guerre oubliée qui a fait jusqu'à présent plus de 6 000 morts et environ 800 000 déplacés, selon International Crisis Group (1).
L'économie est en panne, et le chômage des jeunes est un fléau. Les infrastructures routières n'ont pas été modernisées. Les deux principales villes du Cameroun, Yaoundé et Douala, sont reliées par une piste cabossée alors que le gouvernement a lancé la construction d'une autoroute qui piétine : seulement 60 km construits en dix ans. L'accès à l'eau potable et à l'électricité demeure un luxe pour de nombreux Camerounais, y compris dans les grandes villes. La corruption règne, et le tribalisme est banalisé.
Qualifié de « roi fainéant », Paul Biya est connu pour ses escapades régulières à l'hôtel Intercontinental de Genève, où il vit quasi à demeure. Sa gouvernance est assez particulière. Il a une sainte horreur des Conseils des ministres, et n'en organise pratiquement pas. Mieux : il ne reçoit presque jamais ses ministres. Issa Tchiroma, l'ancien ministre de l'Emploi, confiait récemment dans une interview qu'en vingt ans au gouvernement il avait rencontré Paul Biya deux fois, une fois dans son bureau et une autre fois lors d'un voyage à l'étranger. Et il n'est pas le seul dans ce cas, témoigne Djeukam Tchameni : « Paul Biya a fait de l'opacité son style de gouvernance. Certains de ses ministres sont nommés puis démis de leurs fonctions sans jamais l'avoir rencontré en tête à tête. »
Beaucoup de Camerounais attendent impatiemment le début de la campagne électorale. Ils pourront apprécier par eux-mêmes les capacités réelles de Paul Biya à continuer à tenir encore les rênes du pouvoir.
Notes
1- « L'initiative canadienne offre une nouvelle opportunité pour le processus de paix au Cameroun », International Crisis Group, 9 février 2023, à lire ici

Le syndicalisme a un problème avec la Chine, mais ce n’est pas celui que l’on pense

À la veille de l'investiture de Donald Trump, le président de l'United Auto Workers (UAW), Shawn Fain, probablement le dirigeant syndical le plus important aux États-Unis aujourd'hui, a déclaré que son syndicat était « prêt à collaborer avec Trump ». L'attitude conciliante de Fain est basée sur une politique clé de Trump : les droits de douane. Même si, à maintes reprises, les tarifs douaniers ont affecté négativement les moyens de subsistance de la classe ouvrière, Fain croit qu'ils profitent autant à la classe ouvrière américaine, mexicaine et canadienne.
26 août 2025 | Vientosur nº 197
Il y a une omission frappante dans les déclarations de Fain sur les tarifs douaniers : la Chine, la cible principale de chaque série de tarifs douaniers de Trump. Cependant, dans une interview ultérieure avec The Lever, Fain a applaudi à la fois l'administration Trump et l'administration Biden pour les droits de douane sur les produits chinois, y compris l'augmentation des droits de douane que Biden a imposée l'année dernière sur les véhicules 100 % électriques, pour des raisons de sécurité nationale.
Cette rhétorique s'aligne sur celle d'autres dirigeant-es syndicaux. Le président du syndicat des transports, Sean O'Brien, s'adressant aux techniciens de maintenance de United Airlines en mars, a condamné l'entreprise pour avoir « déplacé les emplois de nos membres vers la Chine communiste ». Un graphique publié par le syndicat sur les réseaux sociaux demandait : « Confieriez-vous la réparation d'avions à la Chine ? United Airlines le fait. La présidente de l'AFL-CIO, Liz Shuler, a poussé les administrations Biden et Trump à augmenter les droits de douane sur la Chine afin de limiter les « produits échangés à des conditions injustes » afin de « faire progresser la sécurité nationale et économique ».
Alors que les dirigeant-es syndicaux ont cherché à se distancer de la dernière frénésie de Trump consistant à imposer des tarifs douaniers à tous les pays, le spectre de la sinophobie hante toujours leur défense des tarifs stratégiques. La présidente de la Fédération américaine des enseignant-es, Randi Weingarten, s'est fait l'écho des propos de Fain, affirmant que les tarifs devraient être réservés à « certains pays ... qui violent les droits du travail ou qui subventionnent leurs industries d'exportation.
Le protectionnisme contre la Chine a unifié les dirigeant-es syndicaux et politiques américain-es autour de la politique économique ces dernières années. Même avant l'imposition de droits de douane allant jusqu'à 145 %, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine a radicalement remodelé l'industrie automobile mondiale, les travailleuses et travailleurs chinois de l'automobile étant les plus touché-es par les droits de douane américains. L'escalade de Trump avec la Chine ouvre plus d'espace aux politicien-nes, y compris les démocrates, pour promouvoir des politiques anti-chinoises ; un jour après l'annonce de Trump d'imposer des droits de douane de 125 % à la Chine, Elissa Slotkin, sénatrice du Michigan, a présenté un projet de loi visant à interdire aux véhicules chinois d'entrer aux États-Unis : « Je me coucherai à la frontière pour empêcher les véhicules chinois d'entrer sur le marché américain. C'est le premier projet de loi que je présente au Sénat, et c'est pour une raison", a déclaré Slotkin.
En d'autres termes, la sinophobie est un élément fondamental de ce protectionnisme économique. Il définit la plate-forme politique de l'extrême droite et articule ses points communs avec le Parti démocrate.
La sinophobie de la classe ouvrière américaine a sa propre histoire. Les premières organisations syndicales nationales aux États-Unis, des Chevaliers du travail à la Fédération américaine du travail (AFL), se sont réunies pour tenter d'exclure la main-d'œuvre immigrée chinoise. Ils considéraient que celle-ci était par nature antagoniste à la loi américaine. Aujourd'hui, avec l'ascension de la Chine sur la scène mondiale et le déclin des revenus des travailleuses et travailleurs américains au cours de décennies de néolibéralisme, le raisonnement reste le même : la Chine sape subrepticement la concurrence en offrant des produits et de la main-d'œuvre bon marché, profitant ainsi aux intérêts monopolistiques. Cela constitue une menace existentielle non seulement pour les travailleuses et travailleurs syndiqué-es, mais aussi pour les fabricants nationaux. Cette fausse logique ignore le fait que les attaques contre le travail proviennent du système capitaliste lui-même. Les mesures protectionnistes des gouvernements capitalistes, telles que les tarifs douaniers ou les restrictions à l'immigration, ne pourront pas les résoudre.
Comme au XIXe siècle, le monde du travail américain a fait face aux effets néfastes du passage du capitalisme à des niveaux d'exploitation encore plus élevés, confondant le symptôme avec sa cause. En fin de compte, la sinophobie a poussé la classe ouvrière à former des alliances faustiennes avec sa classe capitaliste, plutôt que de devenir une force politique indépendante capable de perturber le capitalisme monopoliste.
Il existe une alternative, qui est de rejeter fermement le nationalisme économique et de reconnaître que l'oppression de classe mondiale sous le capitalisme est la source des maux du travail partout. Les travailleuses et travailleurs de la base de tous les syndicats peuvent se battre pour cette alternative en s'opposant au soutien de leurs dirigeant-es à la politique commerciale de Trump. Le mouvement ouvrier américain ne pourra se défendre contre l'offensive de l'extrême droite qui se développe que s'il s'engage dans une voie politique indépendante.
À la fin du 19e siècle, les travailleurs américains ont mené le mouvement pour bloquer l'immigration chinoise. Bien que les attitudes sinophobes existent dans la classe ouvrière depuis longtemps, l'exclusion chinoise ne s'est pas installée dans un mouvement politique national avant la fin des années 1860, juste au moment où le capitalisme américain commençait à se développer en pleine force. L'expansion massive du système ferroviaire après la fin de la guerre civile a jeté les bases du développement capitaliste aux États-Unis. La main-d'œuvre chinoise importée à bas prix était la principale main-d'œuvre dédiée à cette entreprise : elle était prête à travailler de longues heures et dans des conditions dangereuses pour de bas salaires. Les travailleurs américains, en particulier ceux qui se battaient pour la journée de huit heures, l'ont finalement considérée comme une menace pour leurs revendications de meilleures conditions de travail. Ces hommes de huit heures sont devenus l'épine dorsale idéologique des efforts visant à exclure la main-d'œuvre chinoise.
Ira Steward, du Boston Machinists and Ironworkers Union, était le principal leader national de la campagne en faveur de la journée de huit heures. Il a également développé une théorie extensive sur les raisons pour lesquelles les Chinois menaçaient fondamentalement les intérêts de la classe ouvrière américaine. Dans un pamphlet intitulé The Power of the Cheap Over the Dearer, Steward a affirmé que la capacité de vendre à des prix inférieurs « imprègne tout », un trait incarné avant tout par la « semi-civilisation » chinoise. Tout en reconnaissant que l'expansion des marchés capitalistes dans le monde entier contribue à amplifier « le pouvoir du moins cher », il a averti que les travailleurs chinois étaient particulièrement dangereux parce qu'ils étaient « étroits d'esprit et superstitieux, juste la condition pour inviter le despotisme grossier d'un empereur ».
Ce que Steward considérait comme la propension intrinsèque de la société chinoise à accepter des normes inférieures rendait la Chine particulièrement destructrice pour les autres nations. Steward soutenait que « les païens pauvres et ignorants des pays lointains », qui ont peu de moyens de « lever des armées », font en fait « infiniment plus de mal » aux pays les plus développés, puisque « ils peuvent travailler et le font pour des salaires inférieurs aux nôtres ».
L'analyse de Steward était partagée par de nombreux syndicalistes travaillistes (même socialistes) contemporains. Denis Kearney, l'un des dirigeants syndicaux anti-chinois les plus virulents des années 1870, a déclaré qu'« un Chinois vivra de riz et de rats. Ils dormiront cent fois dans une chambre qu'un homme blanc veut pour sa femme et sa famille. Dans un discours prononcé devant les cordonniers de Lynn, dans le Massachusetts (qui ont organisé la plus grande grève de l'histoire des États-Unis avant la guerre civile), il a lié « la question de la main-d'œuvre chinoise bon marché » à « l'intérêt des monopoles voleurs ». Cette attitude a fourni une justification idéologique à la classe ouvrière américaine pour s'allier avec ses patrons pour attaquer les travailleurs chinois par le biais d'organismes tels que l'Association non partisane anti-chinoise de Californie. L'historien Alexander Saxton observe que bien que les travailleurs et les fabricants américains aient collaboré pour lutter contre ce qu'ils considéraient comme une alliance entre les monopoleurs et les travailleurs chinois, « lorsqu'ils se sont battus, ils l'ont généralement fait contre les Chinois », et non contre les patrons.
Les associations ouvrières anti-chinoises ont prospéré précisément au moment où le capitalisme américain a commencé à se transformer en un système dominé par les monopoles. De nombreux gains de main-d'œuvre ont été éliminés à mesure que se multipliaient des paniques économiques d'une ampleur jusque-là inconnue, comme en 1873. Les conditions épouvantables de la main-d'œuvre chinoise ont été l'une des nombreuses atrocités provoquées par la croissance du capital monopoliste.
Mais pourquoi le travail chinois, en particulier, était-il perçu par la classe ouvrière américaine comme la racine de ces maux ? Le problème est que, comme le dit la critique littéraire Colleen Lye, la rhétorique du « despotisme oriental [était] utilisée à la fois par les socialistes américains et les réformateurs agraires pour expliquer le déclin du capitalisme monopoliste ». Ces syndicalistes et réformistes sociaux considéraient la Chine, selon les mots de Lye, comme un « échec paradigmatique de la société orientale dans son évolution vers le capitalisme ». Ils ont identifié à tort la société chinoise à une extension des intérêts monopolistiques, au lieu de reconnaître la situation critique qu'ils partageaient avec la classe ouvrière chinoise causée par le capital monopoliste. La sinophobie a conduit les réformistes syndicaux à diagnostiquer à tort les monopoles comme une régression du développement capitaliste, plutôt que comme le développement logique du capitalisme.
Le travail chinois était donc considéré comme un vestige d'un passé arriéré, arrêtant la marche de l'Amérique vers la modernité capitaliste et socialiste. Cette erreur d'analyse a conduit à une collaboration de classe entre les dirigeants syndicaux et les fabricants américains. Sans une bonne compréhension du capitalisme monopoliste, le mouvement ouvrier était vulnérable à d'autres tournants opportunistes lorsque les monopoles ont commencé à offrir des concessions tout en s'accrochant à leur chauvinisme. Lorsque les monopoles ont courtisé les dirigeants de l'AFL avec des avantages pour les travailleurs qualifiés blancs dans les années 1890, la bureaucratie syndicale s'est rapidement réconciliée avec eux. Au lieu de cela, les Chinois avaient encore peu à offrir pour apaiser les craintes économiques racialisées de la classe ouvrière.
Pendant la guerre froide, le mouvement ouvrier militant qui a émergé dans les années 1930 s'est démobilisé et s'est institutionnalisé au sein de l'État. Les dirigeants syndicaux tels que George Meany de l'AFL-CIO étaient souvent plus belliqueux que leurs homologues de la CIA. Pour eux, la révolution communiste chinoise de 1949 signifiait que la Chine était une fois de plus une menace économique pour le libre-échange et la classe ouvrière américaine, associée à un pouvoir politique croissant dans une nouvelle expression du despotisme oriental. Cette aversion spécifique pour la Chine était suffisamment profonde pour se manifester même pendant l'hystérie anti-japonaise des années 1980, due à la croissance de l'industrie automobile japonaise. En 1982, les deux automobilistes blancs qui ont confondu l'Américain d'origine chinoise Vincent Chin avec un Japonais et l'ont assassiné, l'ont appelé de manière péjorative chink et Chinaman.
La critique de la concurrence chinoise par les hommes pendant huit heures est redevenue pertinente pour la classe ouvrière américaine dans les années 1990, lorsque des centaines de millions de travailleurs chinois mal payés ont inondé les marchés mondiaux après le retour de l'État chinois dans l'économie mondiale. Le tournant de la Chine en faveur des réformes de marché a sauvé le capitalisme mondial d'un taux de croissance stagnant. Cette nouvelle usine du monde a contribué à raviver les conditions permettant aux capitalistes de regagner des profits. Mais aux yeux de la classe ouvrière américaine, la montée en puissance de la Chine a provoqué une autre crise pour l'industrie manufacturière nationale, déjà décimée par la désindustrialisation sous le néolibéralisme.
Une fois de plus, les ouvriers se sont trompés d'ennemi. Simplement, la main-d'œuvre chinoise n'a pas volé les opportunités d'emploi aux États-Unis. Les nouveaux emplois qui sont apparus en Chine étaient qualitativement différents. Ils ont été conçus avec des salaires bas pour s'adapter aux nouveaux besoins des régimes capitalistes et des entreprises. Cette reconfiguration est le résultat d'une collusion entre le gouvernement américain, son homologue chinois et les entreprises américaines.
En 2000, le militant anti-mondialisation de Hong Kong, Sze Pang Cheung, a fait valoir que les sanctions commerciales ne permettraient pas d'inverser cette exploitation. Ils ne feraient que renforcer la puissance des pays les plus forts. Ils créeraient deux poids, deux mesures, car les pays les plus puissants seraient responsables de l'application des sanctions, tout en étant en mesure de contourner leurs propres violations. Sze Pang Cheung préconise de découpler notre plaidoyer en faveur des normes mondiales du travail des sanctions commerciales qui servent les élites dirigeantes tout en condamnant une partie de la main-d'œuvre.
La classe ouvrière américaine aurait pu se joindre aux Chinois pour renforcer la protection mondiale du travail. Mais ces perspectives internationalistes ont été marginalisées par les perspectives nationalistes. Dans les années 2000, une alliance de travailleurs domestiques et d'industriels, représentée par des groupes tels que l'Alliance for American Manufacturing (WMA), a été le fer de lance de l'opposition à l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce. La résurgence du nationalisme économique a conduit la classe ouvrière américaine à attribuer à tort à la Chine la cause d'un problème alors qu'en fait, il était le résultat des machinations des élites dirigeantes du monde.
La rhétorique syndicale sur la Chine était préemptée et alignée sur ce que l'économiste d'extrême droite et actuel conseiller commercial de la Maison Blanche, Peter Navarro, dans son livre de 2011, intitulé Death by China, a appelé les « armes destructrices d'emplois » de la Chine qui, selon lui, « ont totalement brisé les principes des marchés libres et du libre-échange ». De telles mesures anti-chinoises semblaient futiles à l'époque, au plus fort du rapprochement entre les États-Unis et la Chine autour de la mondialisation, mais cette alliance interclasse contre la Chine est devenue plus productive pour la classe dirigeante lorsque les relations ont commencé à se détériorer pendant le premier mandat de Trump. La sinophobie des travailleurs américains est redevenue utile au système capitaliste dans cette nouvelle ère de transition, à la recherche de meilleures conditions pour maintenir la rentabilité. La réponse des élites dirigeantes est de reconquérir le nationalisme économique tout en perpétuant les pires excès de l'austérité néolibérale. Les droits de douane imposés par Trump cette année sont l'œuvre de Navarro, et la Chine reste sa principale cible.
Le plaidoyer des unionistes en faveur d'une augmentation des droits de douane sur la Chine s'inscrit dans ce programme nationaliste. En mars, l'AMM a été qualifiée de « soutien intellectuel externe le plus bruyant » de la politique commerciale de Trump. Le refrain commun aux dirigeant-es syndicaux américains d'aujourd'hui mêle la logique économique de Steward à l'anticommunisme de Meany, mieux représenté par l'accusation de Shuler selon laquelle le système autoritaire de la Chine impose des pratiques commerciales déloyales qui perturbent la libre concurrence. Pour ces dirigeant-es syndicaux, la menace de la Chine est également amplifiée parce que la puissance militaire et économique croissante du pays sous-tend désormais sa capacité à violer les lois commerciales, de la même manière que les États-Unis.
Alors qu'elle affirme sa propre hégémonie dans l'ordre économique mondial, la Chine impose de plus en plus ses propres critères au commerce mondial. Elle a fait pression sur les pays en développement dans son orbite pour qu'ils soutiennent ses ambitions revanchardes à Taïwan, les dissuadant de commercer avec la nation insulaire. Comme les États-Unis, la Chine a fait preuve d'une belligérance croissante en mer de Chine méridionale, violant la souveraineté de pays comme les Philippines. Mais ce comportement n'est en aucun cas unique. Sous le capitalisme, les pays capitalistes avancés sont contraints de croître et de protéger leurs marchés, et de défendre leurs sphères d'influence par des moyens militaires ou économiques.
Cependant, le fantôme de Steward est toujours là. En février, les présidents de quatre grands syndicats – le Syndicat des Métallos, la Fraternité internationale des ouvriers en électricité, la Fraternité internationale des chaudronniers et l'Association internationale des machinistes et des travailleurs de l'aérospatiale – ont appelé Trump à imposer encore plus de droits de douane à la Chine pour sauver l'industrie américaine de la construction navale. Ils qualifient de « prédatrices » les subventions gouvernementales de la Chine à sa propre industrie de construction navale, suggérant que de telles actions faussent artificiellement la concurrence pour nuire aux travailleuses et travailleurs américains.
Cependant, les subventions de l'État pour stimuler la production font partie de toutes les économies capitalistes. D'autre part, l'administration Trump, avec ses tarifs douaniers et d'autres politiques, a bafoué de manière flagrante les accords commerciaux mondiaux à plus grande échelle. Malgré la transformation du rôle de la Chine dans l'économie mondiale, la logique de Trump et des travailleuses et travailleurs attaquant la Chine reste étonnamment cohérente avec la conviction de Steward d'il y a plus d'un siècle : la Chine peut dominer le monde en faussant la libre concurrence.
Trump a maintenant donné à ces dirigeant-es syndicaux bien plus que ce qu'ils demandaient. Mais nous ne devons pas perdre de vue le fil conducteur de cette bordée chaotique. Début avril, Navarro a explicitement déclaré que les tarifs étaient destinés à « faire pression sur d'autres pays, tels que le Cambodge, le Mexique et le Vietnam, pour qu'ils ne commercent pas avec la Chine s'ils veulent continuer à exporter vers les États-Unis ». Trump était prêt à faire une pause, à augmenter les droits de douane sur tous les pays tout en augmentant les droits de douane sur la Chine. L'objectif d'intensifier la rivalité inter-impérialiste avec la Chine conditionne les manœuvres économiques mondiales de Trump. Et la sinophobie, longtemps perfectionnée par une alliance du travail et du capital américains, a donné une forte impulsion à ce projet.
Encore une fois, la sinophobie garantit également qu'aucun mouvement ouvrier indépendant unifié n'émerge aux États-Unis qui pose un défi politique efficace au néolibéralisme. Le chauvinisme sert maintenant les intérêts d'un empire en déclin, de plus en plus intransigeant dans sa lutte pour maintenir sa puissance mondiale.
Les dangers de l'engagement du mouvement ouvrier avec l'extrême droite sont également plus grands aujourd'hui parce que l'extrême droite ne peut assurer sa force qu'en disciplinant la classe ouvrière, soit en écrasant ses organisations, soit en les intégrant. Bien que Fain ait ajouté plus tard que des tarifs douaniers larges sont « imprudents », son adhésion au nationalisme économique cède déjà beaucoup de terrain à la droite. Nous devons déterminer comment négocier avec nos adversaires en fonction de ce qui permet le mieux à la classe ouvrière de maximiser son pouvoir de négociation. Ce n'est pas le cas des politiques fondées sur la concurrence capitaliste qui nuisent aux travailleuses et travailleurs au pays et à l'étranger. Les tarifs douaniers de Trump ont déjà incité Stellantis à licencier plus de 900 travailleuses et travailleurs américains, tout en suspendant la production dans les usines canadiennes et mexicaines. General Motors augmente sa production, dans le seul but d'embaucher du personnel temporaire mal payé.
Plus dangereux encore, faire des compromis avec Trump sur les tarifs douaniers n'est pas la même chose que les syndicats négociant des accords avec les employeurs pour consolider les acquis du mouvement. Les tarifs douaniers de Trump sont indissociables d'un projet politique plus large consciemment dédié au démantèlement complet des organisations syndicales. Séparer la politique du mouvement ouvrier réduit encore plus la capacité de la classe ouvrière à se défendre contre les attaques de l'extrême droite. La direction de l'UAW se berce d'illusions en pensant que le mouvement ouvrier pourrait en tirer profit en fournissant une couverture de gauche au programme de base de l'extrême droite.
Fain promeut même l'industrie manufacturière américaine comme « la clé de la sécurité nationale », car « lorsque vous ne pouvez rien produire, vous vous exposez aux attaques de n'importe qui ». Il se souvient avec nostalgie de l'époque de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les usines automobiles utilisaient les capacités excédentaires « pour construire des bombardiers, des chars, des jeeps... qui est devenu l'arsenal de la démocratie... pour nous défendre ». Cette affirmation était peut-être plus pertinente lorsque les États-Unis luttaient contre les nazis, mais la prononcer aujourd'hui sans nuance revient ni plus ni moins à soutenir les ambitions impériales des États-Unis.
L'argument selon lequel les nations étrangères ont éviscéré la main-d'œuvre américaine en supprimant des emplois et en abaissant leur niveau de vie fournit de puissantes munitions idéologiques à l'extrême droite. Les gens qui croient en ces mythes pourraient trouver un terrain d'entente avec le trumpisme. Il inculque aux travailleuse et travailleurs la mentalité que leurs maux sont la cause des menaces intérieures étrangères, plutôt qu'un problème systémique qu'ils partagent avec la main-d'œuvre chinoise et d'autres pays. Et le programme politique de Trump bénéficierait d'un électorat syndical aligné sur les principaux principes de son horizon idéologique.
Il existe des mesures alternatives pour que la classe ouvrière rejette à la fois le néolibéralisme et le nationalisme économique. Tobita Chow suggère que nous pourrions nous organiser autour d'« objectifs commerciaux partagés », tels qu'Apple (ou Tesla), qui ont des chaînes d'approvisionnement qui relient les deux pays et nuisent aux Américain-es et aux Chinois-es. Michael Galant recommande de proposer que le mouvement syndical exige que les organisations syndicales internationales, telles que l'Organisation internationale du travail, adoptent un salaire minimum mondial. Andrew Elrod appelle à des politiques spécifiques pour limiter les bénéfices des entreprises, telles que « l'interdiction des rachats d'actions, l'imposition des bénéfices excessifs et l'augmentation de l'impôt sur le revenu des cadres supérieurs pour forcer les entreprises à réinvestir leurs bénéfices ». De cette façon, on donne plus d'espace à la classe ouvrière du monde entier pour s'organiser, au lieu de privilégier les droits de certains par rapport à d'autres. Mais s'organiser autour de ces politiques nécessite de rompre avec tous les intérêts capitalistes et avec le bipartisme.
Le rameau d'olivier que Fain offre à Trump dans le domaine du commerce est encore plus inquiétant, car il montre une faiblesse face à l'extrême droite, même de la part de l'actuel chef syndical. Cependant, bien que Fain symbolise la résurgence des syndicats ces dernières années, son véritable pouvoir réside dans les travailleuses et travailleurs de base. Certains secteurs ouvrent la voie à un autre type de politique du travail, qui s'éloigne des desseins des élites dirigeantes américaines. Des membres de l'UAW de l'Université de Columbia et de l'Université de Californie ont fait pression sur leur syndicat pour qu'il lie la répression du travail à la complicité de leurs lieux de travail avec la vision impériale de l'Amérique à l'étranger.
Alors que Fain se met publiquement d'accord avec Trump sur la politique commerciale, des membres syndicaux de la base de Columbia sont licencié-es et kidnappé-es par l'État pour avoir dénoncé la complicité de leur lieu de travail dans le génocide des Palestinien-nes par Israël. Les luttes héroïques de ces travailleuses et travailleurs de base façonnent une politique de classe basée sur la solidarité ouvrière et l'internationalisme. Au crédit de Fain, dans son dernier discours en direct aux membres de l'UAW, il a fermement déclaré que les membres syndicaux menacés d'expulsion, des travailleuses et travailleurs universitaires manifestant contre la guerre d'Israël en Palestine aux métallurgistes envoyés arbitrairement dans les prisons salvadoriennes, partagent une lutte commune. Mais ce message est déroutant sans une position claire contre le nationalisme sous toutes ses formes.
Cette recrudescence du militantisme de base dans tous les syndicats américains en relation avec la Palestine est l'alternative positive dont nous avons besoin aux concessions des dirigeant-es syndicaux au nationalisme économique. La gauche doit continuer à défendre ses bassins et à les mobiliser pour contester la conciliation de ses dirigeant-es avec le nationalisme d'extrême droite. La sinophobie est un nœud central qui unifie aujourd'hui le système bipartite et la bureaucratie syndicale autour du nationalisme économique. Il lie le mouvement ouvrier organisé à la classe capitaliste à un moment où une rupture est nécessaire de toute urgence. Il favorise dangereusement le chauvinisme dans le monde du travail américain au lieu de lui permettre d'identifier l'oppression de classe mondiale comme la source de ses maux et la nécessité de construire des plates-formes indépendantes et des institutions politiques pour la combattre.
Notant la croissance rapide du fascisme en Allemagne en 1931, le révolutionnaire communiste Léon Trotsky a souligné que les socialistes devraient encourager les travailleurs – en particulier ceux des syndicats bureaucratiques et autres – à « tester le courage de leurs organisations et de leurs dirigeants en ce moment, où il s'agit d'une question de vie ou de mort pour la classe ouvrière ». Ce même principe s'applique aujourd'hui : les travailleurs et travailleuses doivent s'organiser contre l'engagement de nos dirigeant-es envers toutes les formes de chauvinisme afin de sauver l'avenir du mouvement ouvrier américain.
16/04/2025
La Nation
Traduction : Viento sur
Promise Li est une militante socialiste originaire de Hong Kong et de Los Angeles. Elle est membre du Collectif Tempest et de Solidarity et a été active dans le travail syndical de base dans l'enseignement supérieur, la solidarité internationale et les campagnes anti-guerre, ainsi que dans la lutte des locataires et des locataires de Chinatown.
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Pakistan : Plus de quarante organisations syndicales, mouvements sociaux et partis politiques ont exigé l’acceptation immédiate des revendications des travailleurs en grève de Faisalabad

Les codes du travail établis par le gouvernement ont été unanimement rejetés et il a été demandé à l'État de publier une notification au journal officiel pour fixer un salaire minimum de 40 000 roupies pour les travailleurs.
21 août 2025 | tiré du site Europe solidaire sans frontièes
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75968
Lors d'une conférence multipartite sur le travail organisée par le parti Haqooq-e-Khalq au Club de la presse de Lahore, le secrétaire général du Pakistan Tehreek-e-Insaf, Salman Akram Raja, le membre du comité exécutif central du Pakistan Peoples Party, Chaudhry Manzoor Ahmad, et le président du comité permanent du PML-N sur le travail et les ressources humaines, Chaudhry Amjad Ali Javed, ainsi que des dizaines de dirigeants sociaux, politiques et syndicaux, se sont adressés à l'assemblée. Ils ont annoncé leur soutien au manifeste commun des travailleur.es et ont souligné que la classe ouvrière devait renforcer ses mouvements et ses organisations.
Parmi les personnes qui ont pris la parole lors de la conférence, on peut citer Ammar Ali Jan, Farooq Tariq, Baba Latif Ansari, Advocate Rabia Bajwa, Rubina Jamil, Dr. Taimur Rahman, Khalid Mahmood, Saad Chaudhry, Sardar Khalid Malik, Muhammad Akbar, Muzammil Kakar, Advocate Ayaz Sindhu, Tahira Habib Jalib, Haider Ali Butt, Mohiba Ahmed, Irfan Mufti, et d'autres encore.
La conférence multipartite sur le travail, qui a duré plus de trois heures, a vu la participation de dirigeants centraux du PTI, du PPP et du PML-N, réunis pour la première fois.
S'adressant à la conférence, Salman Akram Raja a déclaré qu'une atmosphère de peur régnait aujourd'hui dans tout le pays. Il a déclaré que le travailleur.e jouait un rôle clé dans la démocratie. La raison de l'impuissance de notre démocratie est l'impuissance de notre classe ouvrière. La syndicalisation est un droit accordé par l'article 17 de la Constitution. Le mouvement syndical devrait s'allier au mouvement pour la démocratie. La démocratie au Pakistan ne tiendra pas tant que les syndicats ne seront pas renforcés. Les voix sont étouffées dans tout le pays ; il existe un plan d'action visant à priver chaque personne de ses droits fondamentaux. On tente d'éliminer complètement le concept de démocratie.
Salman Akram Raja a affirmé que notre engagement concerne les droits de l'Homme ; si l'humanité existe, alors seulement la politique existera. Le développement du pays a été mesuré à l'aune du développement des riches. Quarante pour cent de nos enfants ne vont pas à l'école avant l'âge de 15 ans. Nous devons mener cette guerre. Nous devons nous efforcer de garantir nos droits.
Amjad Ali Javed, député et dirigeant central du PML-N, a exprimé son accord absolu avec le manifeste de la conférence. Il a déclaré : « Le comité permanent a des pouvoirs limités, mais nous avons travaillé au-delà de ces limites. J'ai insisté pour que les ministères eux-mêmes cessent d'exploiter les travailleur.es et n'exploitent pas les droits du travail au nom de l'externalisation ». Il a ajouté que nous construisons davantage de maisons dans les colonies de travailleurs [1] et que nous avons déjà donné l'ordre de construire des écoles dans chaque district. Il a ajouté qu'il était également opposé aux codes du travail, pour lesquels huit projets différents ont été soumis à la discussion, mais une consultation supplémentaire est nécessaire et la discussion doit se poursuivre jusqu'à ce que la question soit résolue.
Le dirigeant du PPP, Chaudhry Manzoor Ahmad, a déclaré que la coercition de l'État et des institutions à l'encontre des travailleur.es s'accroît. Il a ajouté que la sécurité sociale n'est pas nationale ou provinciale, mais mondiale. Le code du travail a été élaboré par l'OIT et personne n'a été consulté au cours de ce processus. En son nom, les droits des travailleur.es sont bafoués. Il a souligné que la syndicalisation devrait se faire au niveau de l'industrie et que les salaires devraient être payés par chèque.
La déclaration publiée à l'unanimité à cette occasion stipule ce qui suit
* Nous nous déclarons totalement solidaires de la grève de 19 jours des travailleur.es du textile et des métiers à tisser à Faisalabad et exigeons une augmentation immédiate d'au moins 8 % de leurs salaires. De l'eau potable devrait être fournie gratuitement dans les usines. Les salaires des travailleurs féminins et masculins dans les usines devraient être égalisés.
* Nous rejetons les codes du travail anti-ouvriers créés sur les directives de l'OIT, du FMI et de la Banque mondiale. Cette loi noire a pour but de priver les travailleur.es de leur droit de se syndiquer et équivaut à confier leur avenir à des entrepreneurs avides de profits. Cette loi a été créée pour légaliser le système des contrats.
* Malgré l'annonce, la notification au journal officiel d'un salaire minimum de 40 000 roupies par mois n'a pas été publiée pour les millions de travailleur.s des établissements industriels du Pendjab. L'incapacité à mettre en œuvre le salaire mensuel de 40 000 roupies annoncé par le gouvernement pour les travailleur.es informels et journaliers est due à l'incompétence du ministère du Travail et de ses institutions associées. Nous demandons qu'une notification pour un salaire minimum de 40 000 roupies pour 8 heures de travail soit émise pour les travailleur.es de tous les horizons, et que sa mise en œuvre soit assurée.
* Il est illégal de faire travailler les travailleur.es pendant 12 ou 16 heures ; des mesures légales devraient être prises contre cette pratique illégale, tandis que les heures au-delà de 8 heures de travail devraient être considérées comme des heures supplémentaires pour lesquelles les travailleur.es devraient être payés le double.
* Sur les dizaines de millions de travailleur.es que compte le Pendjab, seuls 1,2 million sont inscrits à la sécurité sociale. Par conséquent, nous demandons que la délivrance de cartes de sécurité sociale pour tous les travailleur.es soit assurée.
* La gratuité des services médicaux et des médicaments doit être assurée dans tous les hôpitaux de la sécurité sociale du Pendjab, ils doivent être régulièrement inspectés, et des hôpitaux et des établissements d'enseignement de la sécurité sociale doivent être construits dans chaque district.
* Dans les universités construites sur les terres des colonies de travail, les enfants des travailleur.es devraient être éduqués selon le quota de travail, ce quota devrait être augmenté, davantage de colonies de travail devraient être construites à travers le Pendjab, et une expansion supplémentaire devrait être faite dans les colonies de travail existantes pour fournir des maisons gratuites aux travailleur.es.
* L'application du droit du travail devrait être garantie dans toutes les institutions et usines des secteurs privé et public de la fédération et des provinces, et le département du travail devrait être tenu d'enregistrer non seulement les travailleur.es des usines et des industries, mais aussi ceux qui travaillent dans le secteur informel, et de leur fournir toutes les facilités prévues par le droit du travail.
* La privatisation des magasins d'utilité publique, de la PIA, des aciéries et de toutes les autres institutions gouvernementales devrait être arrêtée. Le but de cette privatisation n'est pas de vendre mais d'acheter.
* Le ministère du travail devrait être autorisé à inspecter librement les usines et à mettre sous scellés les usines qui violent les lois du travail.
* Le travail forcé doit être immédiatement éliminé dans tout le pays et la loi de 1992 sur l'abolition du travail forcé doit être appliquée dans son véritable esprit ; la pratique de la servitude pour dettes doit être complètement abolie et les travailleur.es des fours à briques doivent recevoir un salaire mensuel basé sur les critères du salaire minimum.
Farooq Tariq
P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Rousset avec l'aide de DeepLpro.
Notes
[1] Les « colonies de travail » sont des sociétés de logement pour travailleurs construites par le gouvernement. Elles sont destinées aux travailleurs. Il s'agit généralement d'appartements de deux pièces.
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Etats-Unis. L’offensive trumpiste : redécoupage électoral et attaques contre le mouvement syndical. Quelle orientation ?

Deux événements qui se sont produits à quelques jours d'intervalle début août témoignent de l'état de l'opposition aux attaques du président Trump contre les travailleurs et travailleuses et les droits sociaux et démocratiques.
Tiré de A l'Encontre
22 août 2025
Par Lance Selfa
Elus démocrates de Californie « manifestant » contre les redécoupages électoraux à la Trump, 4 août 2025.
Le 1er août, la cour d'appel du 9e circuit (censée être la plus libérale des Etats-Unis) a confirmé le décret pris en mars par Trump qui, sous prétexte de « sécurité nationale », annulait les contrats syndicaux dans plusieurs agences du gouvernement fédéral.
En quelques jours, des agences fédérales, notamment l'Administration des anciens combattants, ont dénoncé leurs conventions collectives.
Le deuxième événement notable s'est produit quelques jours après la décision judiciaire anti-syndicale. Tous les démocrates de l'Assemblée législative du Texas ont quitté l'Etat afin d'empêcher le gouverneur Greg Abbott [en fonction depuis janvier 2015] et ses acolytes républicains d'atteindre le quorum législatif nécessaire pour mettre en œuvre un découpage électoral [1] qui réduirait le nombre de députés démocrates de 13 à 8. Cela aurait laissé la délégation du Texas au Congrès à près de 80% de républicains dans un Etat où Trump a remporté 56% des suffrages en 2024.
La plupart des libéraux et des démocrates ont accueilli avec indifférence, voire sans même le remarquer, la décision de la cour de sanctionner la répression syndicale. Mais la menace de perdre des sièges au Congrès a poussé les démocrates à se mobiliser.
Le gouverneur de Californie, Gavin Newsom [en place depuis janvier 2019], s'est engagé à demander aux électeurs et électrices californiens de voter lors d'un référendum afin de donner à la chambre législative de Californie le pouvoir de redécouper les circonscriptions de l'Etat pour en créer au moins cinq, et jusqu'à neuf nouvelles favorables aux démocrates. Gavin Newsom a galvanisé les démocrates partisans qui le voient comme l'un des rares hommes politiques démocrates capables de tenir tête à Trump. Même l'ancien président Barack Obama, toujours prudent, a soutenu le plan de Gavin Newsom.
Au-delà des détails des batailles sur le redécoupage électoral qui pourraient se dérouler dans plusieurs Etats avant les élections de mi-mandat de 2026, nous devrions nous demander pourquoi les démocrates et bon nombre de leurs partisans libéraux s'émeuvent autant du redécoupage électoral, mais restent passifs face à la plupart des autres exactions du régime Trump.
Il n'est peut-être pas surprenant que les hommes politiques se soucient davantage de leur propre emploi que de celui de leurs électeurs et de leur base électorale, ni de leurs droits. Mais cela montre également à quel point la logique de ce que Karl Marx (en 1879) appelait le « crétinisme parlementaire » a envahi une grande partie de l'opposition à Trump.
L'opposition libérale à Trump ne peut concevoir que de le vaincre, lui et le trumpisme, par la voie des urnes. Tout ce qui pourrait y faire obstacle est donc une question existentielle pour elle.
Pour revenir à l'exemple du mouvement syndical, il est clair qu'à part les efforts héroïques d'un groupe encore restreint de militants du Federal Union Network, le mouvement syndical n'a guère réagi à la politique antisyndicale de Trump. Les poursuites judiciaires intentées et soutenues par les dirigeants syndicaux ont ralenti, mais pas arrêté, la détermination de Trump à désyndicaliser la fonction publique fédérale.
Dans un mouvement syndical qui compte encore 14 à 16 millions de membres, dont plus d'un million travaillant pour le gouvernement fédéral, il existe un potentiel pour des actions de protestation de masse, notamment des grèves, des blocages, des occupations, des journées d'action et autres, sans parler de la syndicalisation des non-syndiqués, afin de galvaniser une véritable opposition à Trump. Mais pour la plupart des dirigeants syndicaux, cela ne fait même pas partie de leur réflexion.
Comme l'a déclaré Chris Townsend, militant syndicaliste et socialiste de longue date, dans une récente interview (Michael D. Yates in Monthly Review, 16 juillet 2025) : « Nous sommes entrés dans une période où le déclin, la décadence, la stagnation et la timidité des dirigeants sont devenus la norme dans notre mouvement syndical. Aujourd'hui, dans de nombreux syndicats, le « leadership » est au mieux une couche administrative : des fonctionnaires qui s'occupent avec soin du déclin, qui maintiennent le cap alors que nous sommes poussés vers la disparition. Il existe des exemples contraires, mais pas beaucoup d'après mon expérience. »
L'atrophie de l'organisation des mouvements sociaux et la loyauté aveugle à l'égard des démocrates de la plupart des dirigeants d'organisations non gouvernementales nous ont conduits à cette situation. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, la crainte que la Cour suprême des Etats-Unis ne remette en cause la légalisation de l'avortement a donné lieu à des manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes à Washington. Cette mobilisation a empêché la Cour suprême, alors comme aujourd'hui majoritairement composée de juges nommés par les républicains, de prendre cette décision.
Mais lorsque la Cour suprême a annulé l'arrêt Roe v. Wade en 2022, aucun grand groupe de défense du droit à l'avortement n'a appelé à une manifestation nationale, et les protestations ont été le fait de groupes d'activistes dévoués, mais disposant de peu de ressources, dans différentes localités. Le message implicite (et souvent explicite) des organisations nationales était que les partisans du droit à l'avortement devaient placer leur confiance dans le processus électoral des référendums au niveau des Etats et dans l'élection de démocrates au Congrès et à la Maison Blanche. A cette époque, même les démocrates pro-choix avaient du mal à formuler des promesses simples concernant l'adoption d'une loi nationale sur le droit à l'avortement (Jenny Singer, 28 février 2022, in Glamour) surtout si cela impliquait (comme cela serait presque certainement le cas) de supprimer l'obstruction systématique au Sénat [procédure permettant à un ou des membres du législatif de prolonger un débat sur une loi pour retarder ou empêcher une décision : filibuste].
La réponse du président national de l'American Federation of Government Employees, Everett Kelley, à la décision anti-syndicale de la cour a montré à quel point les dirigeants syndicaux sont également prisonniers du formalisme procédurier du Parti démocrate : « Nous allons bien sûr nous battre pour notre existence. La décision rendue par la 9e cour d'appel est très inquiétante et très troublante. Je ne pense pas qu'un président, quel qu'il soit, devrait disposer d'un pouvoir illimité et incontrôlé. C'est en partie pour cette raison que les syndicats existent, pour garantir l'existence de freins et contrepoids au sein des agences.” » (The Hill, 15 août 2025)
Inconsciemment, Everett Kelley fait écho à la rhétorique de démocrates tels que le chef de la minorité au Sénat, Chuck Shumer (démocrate de New York), qui appelle régulièrement le Congrès et les tribunaux à respecter le système constitutionnel séculaire des « checks and balances » (contrôles et contrepoids) contre l'autocrate de la Maison Blanche.
Dans un essai intitulé « The Dead End of Checks and Balances » (Boston Review, printemps 2025), la politologue Lisa L. Miller souligne à quel point la prise de pouvoir autoritaire de Trump suit la Constitution américaine, qui donne le pouvoir à une minorité riche aux dépens des besoins de la grande majorité de la classe laborieuse. Lisa L. Miller soutient que les « checks and balances » invoqués par des personnalités telles que Schumer – c'est-à-dire le fédéralisme, les tribunaux, la division du Congrès en deux chambres – ont historiquement servi les intérêts des capitalistes et des riches pour opposer leur veto à des initiatives populaires telles que l'assurance maladie universelle, plutôt que d'aider les gens ordinaires.
Les périodes de réformes populaires n'ont eu lieu que lorsque des mouvements de masse ont contraint le système politique à sortir du carcan des « checks and balances ».
Certaines sections plus militantes des syndicats le comprennent. L'article co-rédigé par trois dirigeants des syndicats d'enseignants de Chicago et de Los Angeles plaide en faveur de la relance de la grève générale dans le cadre de la stratégie syndicale pour vaincre l'autoritarisme trumpien. Jusqu'ici, tout va bien. Mais il est clair qu'ils voient le militantisme syndical comme un moyen de ressusciter le Parti démocrate à temps pour les élections de 2026 et 2028. Comme le souligne l'article « Labor's Strategy Must Lean Into Synergies, dans Convergence du 25 juillet, « les grèves et le travail électoral se renforcent mutuellement ».
Cela fait de leur appel à la militance moins une rupture audacieuse avec la direction actuelle du mouvement syndical qu'une refonte de la stratégie classique « interne-externe » visant à réformer le Parti démocrate. Autrement dit, s'organiser « en dehors » du Parti démocrate pour faire pression en faveur de réformes « à l'intérieur ».
La longue histoire de ces efforts pour réformer le Parti démocrate (voir mon article datant du 9 février 2020 republié le 22 août 2025 dans International Socialism Project) a surtout servi à accommoder les radicaux et les militants au statu quo des démocrates plutôt qu'à faire basculer le parti vers la gauche. Nous l'avons vu l'année dernière lorsque la députée Alexandria Ocasio Cortez et le sénateur Bernie Sanders, qui se qualifient eux-mêmes de socialistes démocrates, se sont engagés sans réserve en faveur de Kamala Harris, malgré la politique favorable aux entreprises de cette dernière et son soutien à la guerre génocidaire d'Israël à Gaza. (Soit dit en passant, il est intéressant de noter que l'article des trois dirigeants syndicaux et d'un professeur d'études syndicales, tous se qualifiant eux-mêmes de radicaux et de socialistes, ne mentionne pas Gaza).
Il est clair que la gauche et les mouvements sociaux et syndicaux sont aujourd'hui dans une situation très précaire, et les débats sur la manière de lutter contre l'autoritarisme trumpien seront cruciaux. Mais les élections et les tribunaux ne nous sauveront pas, comme l'a souligné Chris Townsend, cité plus haut :
« Les élections de novembre dans le New Jersey et en Virginie pourraient donner un coup de pouce au Parti démocrate, mais Trump s'en fiche complètement. Il prévoit manifestement d'étendre sa guerre unilatérale contre les travailleurs et travailleuses, et les tribunaux vont le laisser faire. Ce type gouverne comme n'importe quel patron déjanté que les syndicats voient tous les jours. Des patrons qui ignorent les contrats et commettent des actes illégaux. Parce qu'ils savent qu'il y a peu de chances que vous vous révoltiez. Ils savent que le temps joue en leur faveur, pas en notre faveur. Ils contrôlent la plupart des aspects de la situation. Donc, tout comme lorsque cela se produit dans un contexte syndical, nous devons reconsidérer l'ensemble de notre position, notre réponse, nos tactiques. Nous avons besoin de dirigeants syndicaux qui envisagent des réponses audacieuses, des réponses militantes, des tactiques qui défient les idées reçues. » (Article reçu le 22 août ; traduction rédaction A l'Encontre)
[1] Le recensement américain a lieu tous les dix ans, la première année de la décennie (par exemple, en 2010 et en 2020). Le recensement détermine ensuite le nombre de représentants à la Chambre des représentants des Etats-Unis, sur un total national de 435, auquel chaque Etat a droit.
Ensuite, les assemblées législatives des Etats ou d'autres organismes, tels que les commissions de redécoupage électoral, établissent des cartes des circonscriptions qui sont approuvées par les assemblées législatives et les gouverneurs des Etats. En général, cela a lieu une fois par décennie et s'applique généralement à la première élection nationale après la publication des chiffres de population par le Bureau du recensement. Dans les Etats dominés par l'un des principaux partis politiques, le parti majoritaire est tenté de tracer des cartes électorales qui garantissent le nombre maximal de membres de son parti réélus. C'est ce qu'on appelle le « gerrymandering ». Ce qui est inhabituel dans le redécoupage électoral au Texas, c'est qu'il revient sur les cartes approuvées il y a seulement quelques années afin de les rendre encore plus favorables aux républicains. (L.S.)
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États-Unis : les enseignements de la Convention annuelle des Socialistes démocratiques d’Amérique (DSA)

Les Socialistes démocratiques d'Amérique (DSA, Democratic Socialists of America) comptent aujourd'hui plus de 80 000 membres, dont beaucoup ont adhéré après la deuxième élection de Trump et la victoire de Zohran Mamdani aux primaires du Parti démocrate pour la mairie de New York. Selon un participant-observateur (Stephan Kimmerle, délégué de Seattle), « une vague de radicalisation bouillonne actuellement partout aux États-Unis, c'est un phénomène qui reflète la montée de la résistance contre Trump, le génocide en Palestine et un nouveau cycle de campagnes électorales socialistes. La gauche de ces mouvements trouve une expression organisée au sein de la DSA. Tout indique que les DSA sont en passe de connaître un nouvel élan et de dépasser probablement les 100 000 membres dans les mois à venir. » (https://tinyurl.com/dsa-convention-2025)
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
14 août 2025
Par Paul Le Blanc
Il est important de bien comprendre que 100 000 membres , c'est le nombre d'adhérent.e.s sur le papier, pas le nombre de membres actifs. Ma ville natale, Pittsburgh, illustre bien cette réalité. À Pittsburgh, le nombre de membres sur le papier a fluctué autour de 700. Parmi eux, entre 400 et 500 sont des membres « en règle » (qui ont payé leur cotisation). Parmi ceux-ci, environ 10 % peuvent être considérés comme actifs, dans le sens où ils assistent aux réunions mensuelles réservées aux membres (qui sont hybrides, en présentiel et en ligne) et/ou participent à un groupe de travail. Je me suis mis à assister aux réunions mensuelles en présentiel et j'ai généralement vu entre 50 et 80 participant.e.s à chaque réunion.
Au niveau national, cela se traduirait par un total de membres actifs des DSA compris entre 8 000 et 10 000, ce qui reste une force considérable et fait certainement des DSA le plus important groupe de gauche aux États-Unis aujourd'hui.
Une source inestimable pour ceux qui cherchent à comprendre la politique de DSA est un nouveau recueil édité par Stephan Kimmerle, Philip Locker et Brandon Madsen, A User's Guide to DSA : 5 Debates That Define the Democratic Socialists. Dans cet ouvrage de plus de 450 pages on trouve principalement 38 articles qui présentent un grand nombre des opinions que l'on trouve au sein de DSA. Le livre est disponible en version papier au prix de 15 dollars et en version électronique au prix de 9,50 dollars.
Qui était présent à la Convention
L'organe décisionnel suprême des DSA est la Convention nationale des délégué.e.s, qui se tient tous les deux ans, après plusieurs mois de discussions écrites et orales préalables. Les conventions élisent une direction nationale, prennent des décisions sur la structuration, la politique, les campagnes, etc. Elles sont très réglementées, lourdes (certain.e.s diront trop lourdes) en termes de procédure, mais relativement démocratiques.
Lors de la Convention nationale de 2025 à Chicago (du 8 au 10 août), environ 1 500 personnes étaient présentes, presque toutes membres des DSA et en grande majorité des délégué.e.s élus. Si l'on examine le nombre de personnes qui ont voté sur les différentes résolutions et motions présentées à l'assemblée, ce chiffre a généralement fluctué entre 1 100 et 1 200, le maximum que j'ai relevé étant de 1 229, ce qui porterait le nombre d'observateurs officiels (comme moi) et d'invités à environ 271.
La répartition par âge était très majoritairement favorable aux jeunes : quelques adolescent.e.s, mais surtout des personnes dans la vingtaine, la trentaine et la quarantaine. Les personnes dans la cinquantaine et la soixantaine étaient relativement moins nombreuses, avec seulement quelques personnes dans la tranche d'âge 70-80 ans.
Si la majorité des présent.e.s pouvaient être identifiés comme « blancs », il y avait un nombre important de personnes d'origine hispanique, africaine, sud-asiatique, est-asiatique et moyen-orientale. L'équilibre entre les sexes m'a semblé assez équilibré, même si le pourcentage de personnes s'identifiant comme trans et « non binaires » semblait beaucoup plus élevé que d'habitude. Ce qui m'a particulièrement frappé, c'est que la grande majorité des personnes présentes semblaient se considérer comme faisant partie d'une classe ouvrière diversifiée sur le plan professionnel. Cette identification de classe semblait être au cœur des discussions lors du congrès.
Cela s'est traduit par le fait que les thèmes qui reviennent souvent dans les conférences de gauche (analyse des identités, abolitionnisme moderne, racisme et antiracisme, féminisme, droits des homosexuels, interprétation des théories, crise environnementale, etc.) n'étaient pas au centre des discussions. Certaines de ces questions étaient en fait déjà intégrées dans les perspectives des participant.e.s, mais le vocabulaire et l'orientation de leurs discussions portaient sur l'application politique concrète d'un marxisme orienté vers la classe ouvrière et visant à remplacer le capitalisme par le socialisme ou le communisme.
Orientations politiques au congrès et au sein des DSA
Apparemment, la plupart des participant.e.s étaient des militant.e.s sérieux, la grande majorité est restée présente pendant les sessions au cours desquelles les différentes résolutions ont été présentées, discutées, débattues et votées. Il y a eu une quantité accablante d'amendements proposés (certains adoptés, d'autres non), de motions de procédure, de rappels au règlement, de contestations des décisions du président, etc., etc., ce qui a transformé une grande partie de la convention en une épreuve assez pénible. Mais la plupart des camarades ont semblé tenir bon et ont été en mesure de voter en connaissance de cause lorsque le moment en fut venu.
Bien que je sois enclin à me méfier des divers regroupements internes – que je percevais initialement comme essentiellement parasitaires et artificiels, sans utilité –, ma participation au congrès m'a amené à les considérer désormais comme une composante relativement naturelle de l'organisation, qui contribue à promouvoir une culture démocratique interne et est bénéfique pour son développement. Bien qu'il y ait eu au départ une tendance à regrouper les différents caucus en un bloc de gauche et un bloc de droite, la complexité de la situation réelle suggère l'existence de trois blocs, tout en reconnaissant que la situation reste évolutive et fluide, et que les complexités sur le terrain empêchent de réduire l'organisation à des schémas simplistes. Mais tout d'abord, identifions ces trois blocs. (Ce schéma à trois blocs est tiré d'un rapport de congrès rédigé par Stephan Kimmerle, qui appartient au courant minoritaire au sein de Reform and Revolution. J'ai toutefois ressenti le besoin de modifier la manière dont il caractérise les trois blocs, afin de la rapprocher davantage de ma propre perception.)
1. Une aile modérée qui met l'accent sur le travail de masse, vise à ce que les DSA trouve un écho auprès d'un public plus large de la classe ouvrière, adopte une approche opportuniste vis-à-vis des élu.e.s des DSA et s'oriente vers les « progressistes » et les libéraux parmi les politiciens du parti démocrate et les dirigeants du mouvement ouvrier. Cette aile reflète une certaine continuité avec les fondateurs de la DSA, comme feu Michael Harrington. Jusqu'à récemment, leur orientation tendait à être prédominante au sein des DSA, mais cela a changé de manière spectaculaire. Les caucus des DSA représentant cette orientation comprennent Groundwork et le Caucus de la Majorité socialiste, encore assez important. À la frange droite de cette aile se trouve North Star, assez petit mais plus explicite dans son adhésion à la tradition de Harrington.
2. Une aile d'extrême gauche qui tend à rompre définitivement avec les perspectives libérales-réformistes privilégiées par l'aile modérée. Elle est globalement représentative des sentiments des militants de gauche au sein du mouvement palestinien et comprend également des partisans d'une variante « campiste » de l'« anti-impérialisme », qui consiste essentiellement à s'aligner sur toutes les forces opposées à l'empire américain et à ne leur porter que peu de critiques. (Au sein de ce « camp » se trouvent des dictatures autoritaires, certaines se prétendant socialistes, d'autres conservatrices et ouvertement antisocialistes, voire ultra-religieuses dans certains cas.) Cette aile des DSA comprend Red Star et Springs of Revolution.
3. Un centre-gauche marxiste qui cherche à combiner une orientation vers les masses ouvrières avec une stratégie visant à construire un parti socialiste indépendant, tout en promouvant la lutte des classes et les idées socialistes au sein des mouvements sociaux et syndicaux. Cela inclut Bread and Roses (Du Pain et des Roses) , Reform and Revolution (Réforme et Révolution) et Marxist Unity Group (Groupe Unité Marxiste). Cependant, au sein de chacune de ces organisations, il existe un éventail de perspectives, avec une division explicite entre la minorité (l'ancienne direction) et la majorité au sein de Reform and Revolution. Certains éléments de Bread and Roses souhaitent éviter une rupture définitive avec l'aile modérée. Certains éléments de Reform and Revolution et du Marxist Unity Group ne veulent pas se démarquer des perspectives de l'aile extrême gauche.
Compte tenu de la complexité évoquée ci-dessus, on observe une tendance positive au sein des différents groupes à écouter et à prendre au sérieux les opinions des camarades appartenant à d'autres groupes. Il y a même des militant.e.s réfléchi.e.s qui finissent par changer de groupe s'ils sont convaincus du bien-fondé des perspectives défendues par ce dernier. Nous avons constaté que l'organisation dans son ensemble est passée d'une orientation modérée à une orientation plus à gauche. Lors du congrès de 2023, puis à nouveau en 2025, le mouvement vers la gauche s'est accentué, reflétant la radicalisation qui se poursuit au sein des DSA et dans le monde en général.
Récemment, de nouveaux groupes ont vu le jour. Le Carnation Caucus (Caucus Œillet) a présenté un programme quadriennal visant à placer l'organisation dans une orbite mêlant marxisme de centre-gauche et perspectives d'extrême gauche, insistant sur le fait que les DSA eux-mêmes devrait être considéré comme un parti politique. Un autre caucus nouvellement formé se décrit comme « Libération – Un caucus marxiste-léniniste-maoïste », et avance des positions qui n'ont pas encore de sens pour de nombreux membres des DSA.
Il existe également des caucus qui ne s'inscrivent pas directement dans l'un des trois blocs – certains tendant à chevaucher deux blocs, d'autres évoluant d'une manière qui ne leur permet pas d'être classés dans l'un ou l'autre. Dans la première catégorie, on trouve deux caucus qui sont décrits succinctement dans le Guide d'utilisation des DSA. Le Communist Caucus (avec lequel je me sens une certaine affinité) est décrit ainsi : « Un caucus communiste multi-tendances. Il se concentre principalement sur le travail de terrain et le développement de l'implantation à la base, y incluant l'organisation des locataires. » Emerge est décrit de manière similaire : « Un caucus communiste multi-tendances au sein des NYC-DSA [DSA de New York City]. Il est actif dans les domaines de l'anti-impérialisme et de l'organisation des locataires. » Il existe également le Libertarian Socialist Caucus, influencé par l'anarchisme, une formation sérieuse avec des projets populaires mais qui, comme le commentent les éditeurs du Guide de l'utilisateur du DSA, « en fait une exception à la gauche du DSA – la plupart des autres membres de la gauche organisée des DSA proviennent de caucus qui revendiquent le marxisme comme socle idéologique ».
J'ai l'impression que la plupart des membres de DSA au niveau national sont comme ceux de Pittsburgh : la plupart ne font partie d'aucun groupe. Mais ils apprécient les idées, les contributions et l'engagement des membres des différents groupes et sont tout à fait prêts à voter pour une grande partie d'entre eux pour représenter Pittsburgh à la convention nationale. Ils ne sont cependant pas alignés et ont tendance à penser par eux-mêmes, sous l'influence des grands événements et de leur propre expérience.
Débats, décisions, discussions
Les trois jours du congrès des DSA ont été trop chargés pour permettre un compte rendu détaillé, qui pourrait peut-être être présenté de manière adéquate dans un livre, mais pas dans un compte-rendu relativement bref comme celui-ci. Cela est particulièrement vrai pour les plus de treize heures de délibérations, riches en rapports, résolutions, amendements, motions de procédure, rappels au règlement, votes et autres, parmi les 1 100 à 1 200 délégué.e.s.
Ces moments d'horreur inévitables ont été répartis sur les trois jours, entre le matin et l'après-midi, entrecoupés d'un discours introductif ici, d'un ou deux blocs de discussion programmatique là, des discours d'acceptation de certains camarades élu.e.s à des postes internes des DSA, et même, à quelques moments, de très belles chansons interprétées par la chorale « Sing in Solidarity ». Il y a tout simplement trop à raconter pour ne pas se contenter de notes rapides et d'esquisses relativement impressionnistes.
Les débats lors de la convention ont été axés plus particulièrement sur plusieurs questions.
• Quelles structures et quelles orientations permettraient d'assurer une plus grande participation et un meilleur contrôle des membres au sein de la DSA, ainsi qu'une plus grande cohésion et une plus grande efficacité ?
• Comment parvenir au mieux à l'indépendance vis-à-vis de l'establishment du Parti démocrate, en portant une attention particulière aux élections présidentielles de 2028 ?
• Qu'attendre des candidat.es soutenus par les DSA ? Et aussi : en quoi consiste ce soutien ? (Des camarades qui collaborent à la campagne ? Une consultation et une collaboration continues entre les DSA et la ou le candidat ?) Qu'attendre d'un.e candidat.e soutenu.e ? Doit-ile se présenter comme un socialiste déclaré, sur un programme élaboré avec la participation des DSA ? Si le ou la candidate est élu.e, comment peut-on s'assurer qu'ile rendra des comptes ?
• Jusqu'où les DSA doivent-il se déplacer vers la gauche pour rester fidèle à leurs principes socialistes fondamentaux ?
• Comment mettre en œuvre au mieux un internationalisme authentique et pertinent (impliquant des questions telles que l'impérialisme et l'anti-impérialisme, les relations avec diverses organisations et coalitions, la solidarité avec la Palestine et les spécificités de l'antisionisme, ainsi que la question du « campisme ») ?
Le débat s'est déroulé en conjonction avec des résolutions de motivation, de soutien ou d'opposition qui devaient être votées. Un délégué expérimenté de la DSA de Pittsburgh a exprimé ainsi le sens général de la direction prise par l'organisation :
o Notre organisation a les yeux résolument tournés vers 2028 :
§ Nous allons préparer une action pour le 1er mai 2028 et avons défini une série de tâches que notre organisation doit accomplir pour être prête : R30 : Combattre dans la guerre des classes : préparer le 1er mai 2028, tel que modifié par R30-A01 : Locataires et travailleurs ensemble en 2028
§ Nous allons lancer une campagne pour une candidature présidentielle issue de la gauche syndicale en 2028, conformément à la résolution R33 : Unir les syndicats et la gauche pour présenter un candidat socialiste à la présidence et construire le parti (non amendée)
o Lutter contre le fascisme : nous nous opposerons à Trump en :
§ Luttant contre les expulsions et en faisant de l'abolition de l'ICE [1] une priorité, conformément à la résolution R26 : Lutter contre la répression fasciste de l'État et l'ICE
§ Poursuivant le travail du « Comité de réponse à l'administration Trump » (TARC) tel que décrit dans la R05 : Combattre le fascisme, construire le socialisme
o Réaffirmation de nos engagements envers la Palestine et l'internationalisme :
§ Réaffirmons notre implication dans le travail international et le travail du BDS en adoptant la R36 : Une stratégie socialiste démocratique unifiée pour la solidarité avec la Palestine
§ Adoption sans amendement de la résolution antisioniste R22 : Pour des DSA antisionistes combatifs
o Nous mettrons à jour notre programme
§ Une commission sera créée pour mettre à jour le document « Les travailleurs méritent mieux » afin de l'adapter à la situation politique actuelle, par l'adoption sans amendement de la résolution R34 : "Les travailleurs méritent mieux, pour toujours : pour un programme cohérent et permanent à la hauteur de la croissance politique des DSA.
"
o Les élections restent une priorité
§ Les élections resteront une priorité majeure pour notre organisation, la convention a décidé d'embaucher deux personnes supplémentaires pour s'occuper des élections.
§ Les soutiens au niveau fédéral de la part du National devront désormais faire l'objet d'une communication réfléchie et le Comité politique national (NCP) devra rencontrer la section locale et le candidat. (REMARQUE : les sections locales peuvent toujours choisir de ne pas demander le soutien du National, ce qui devrait être le cas de la section locale de New York par rapport à Alexandra Ocasio Cortez)
o Le mouvement syndical reste une priorité
§ Le mouvement syndical reste une priorité majeure de notre organisation. Nous avons adopté la CR10 : Résolution consensuelle de la Commission nationale syndicale des DSA : Construire un mouvement syndical dirigé par les travailleurs (telle que modifiée par les CR10-A02, CR10-A03 et CR10-A04).
o Le logement et l'organisation des locataires restent une priorité
§ Nous avons adopté la CR06 : Résolution consensuelle de la Commission pour la justice en matière de logement 2025 des DSA, qui stipule que nous lutterons pour les quatre piliers du logement social et que notre travail en matière de logement sera axé sur la création de syndicats de locataires forts et militants
Si une résolution antisioniste ferme sur la Palestine n'avait pas été adoptée lors de la convention de 2023, il est très significatif qu'une telle résolution ait remporté 56 % des voix lors de la convention de 2025, avec 44 % contre. L'un des points litigieux concernait les nouvelles normes que les candidats devraient respecter pour pouvoir bénéficier du soutien des DSA : soutien total et public au mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et à la lutte palestinienne. Cela semblerait exclure le soutien des DSA à de nombreuses et nombreux candidat.es qu'il a soutenu.es jusqu'à présent, dont Bernie Sanders. « Cependant, note Stephan Kimmerle, il appartiendra au nouveau Comité politique national (NPC) d'interpréter cette résolution, et même les personnes qui ont présenté la résolution ont insisté sur le fait que les DSA resterait flexible dans sa mise en œuvre. »
Une des décisions que beaucoup d'entre nous regrettent concerne le sort d'un amendement à la résolution internationale qui remettait explicitement en cause les perspectives campistes, qui a été rejeté par 43 % des voix pour et 56 % contre.
Une attention particulière a été accordée à la manière dont les candidat.es soutenu.es par les DSA mèneront leur campagne et exerceront leurs fonctions une fois élu.es. La résolution consensuelle présentée par le Comité électoral national des DSA, qui a été adoptée, mettait l'accent sur la présentation de candidat.es représentant DSA et issus de ses rangs, plutôt que de simplement appuyer des « démocrates progressistes » en mal de soutien. La résolution exigeait que les candidat.e.s soutenu.e.s par les DSA « se réclament ouvertement et fièrement des DSA et du socialisme, notamment en encourageant expressément les gens à rejoindre les DSA » et en « s'identifiant publiquement comme « socialiste » ou « socialiste démocrate ». Elle exhorte les sections locales à exiger des candidat.e.s qu'iles s'engagent « à construire une liste socialiste et à faire preuve d'indépendance politique ». Il reste bien sûr à voir comment cette politique sera réellement appliquée.
De nombreuses résolutions – qui n'ont pas pu être discutées ni votées faute de temps – ont finalement été renvoyées au Comité politique national (CPN), qui assure le fonctionnement de l'organisation entre ses congrès bi-annuels.
Les élections au CPN qui ont eu lieu lors de la convention sont un autre signe du virage à gauche de l'organisation. Sur les 24 sièges du CPN, seuls 9 ont été attribués à des membres du caucus de l'aile modérée, tandis que 18 sont allés à des personnes associées à la gauche – qui se sont finalement répartis de manière égale entre 9 sièges remportés par les caucus de l'aile extrême gauche et 9 sièges remportés par les caucus du bloc marxiste de centre gauche.
Il est toutefois important de ne pas accorder à cela plus d'importance qu'il n'y en a. « Notre nouveau CPN est « plus à gauche », a commenté un délégué avisé de Pittsburgh, « mais il reste à voir ce que cela signifiera ». Cela tient au souhait de nombreuses et nombreux militant.e.s (mais pas toustes) de divers caucus d'éviter les scissions et les divisions qui pourraient affaiblir DSA. Dans le même temps, certains caucus sont extrêmement fluctuants et, en cette période d'instabilité,
Par ailleurs, des discussions ont eu lieu lors du congrès – sans lien avec les résolutions ou les votes – qui ont donné une idée très vivante des perspectives politiques qui prévalent aujourd'hui au sein des DSA. Parmi celles-ci, on peut citer : 1) un discours remarquablement radical de Rashida Tlaib et la réponse de la Convention à celui-ci ; 2) des présentations par les principaux organisateurs de la campagne municipale de Zohran Mamdani à New York ; 3) un « premier échange politique interorganisationnel » dynamique de trois heures (deux minutes par intervenant) auquel ont participé des invités issus de divers mouvements et luttes, entrecoupé de contributions de membres des DSA actives et actifs dans ces luttes. Des interventions éloquentes et significatives ont été faites par des membres du Chicago Teachers Union, du Caucus of Rank-and-file Electrical Workers (CREW), d'Essential Workers for Democracy, d'un caucus de base de la National Association of Letter Carriers, de Railroad Workers United, de l'Arise Chicago Workers Center, du Debt Collective, du Sunrise Movement, du BDS et du Palestinian Youth Movement, du PSOL et du PT du Brésil, du Parti des travailleurs de Belgique, de La France Insoumise, de Morena du Mexique, de Democracia Socialista de Porto Rico et des Socialistes démocrates du Japon.
Le discours de Rashida Tlaib a soulevé des acclamations et une ovation debout. Stephan Kimmerle le présente ainsi :
« La députée Rashida Tlaib, oratrice principale, s'est adressée à la convention dans un message puissant et émouvant contre la guerre en Palestine. Elle a établi un lien entre les votes du Congrès qui financent le génocide et le manque de financement pour des réformes telles que l'assurance maladie pour tous et l'accès à l'eau potable. Tlaib a condamné « l'establishment des deux partis » pour son rôle dans le financement du génocide, soulignant que les Républicains et les Démocrates sont tous deux financés par des milliardaires.
Dans un contraste clair et une critique apparente d'Alexandria Ocasio-Cortez [AOC], Tlaib a déclaré : « Une arme est une arme. » AOC avait voté en juillet en faveur du financement par les États-Unis du Dôme de fer israélien, justifiant son vote en disant qu'il y a une différence entre la fourniture d'« armes défensives » et d'« armes offensives » à Israël. En revanche, Tlaib et Ilhan Omar ont correctement voté contre. (AOC a ensuite voté contre l'ensemble du projet de loi sur le financement de l'armée).
Tlaib s'est prononcée contre les « systèmes capitalistes d'exploitation » et a souligné que « les masses laborieuses ont soif de changement révolutionnaire... C'est pourquoi DSA est si important. Nous sommes capables de diagnostiquer honnêtement et sincèrement les problèmes auxquels sont confrontés les Américain.es de la classe ouvrière ». Elle a exhorté les DSA – en utilisant le « nous » pour désigner l'organisation – à parler un langage compréhensible par les travailleur.es, ceux que les Démocrates et les Républicains ont abandonnés, afin d'expliquer « ce que le socialisme démocratique peut signifier pour leur vie ». Tlaib a exhorté DSA à orienter son travail vers la grande masse de la classe ouvrière et à attirer davantage de personnes de couleur dans notre organisation en les convainquant des idées socialistes démocratiques – des tâches essentielles pour DSA.
Est-il pertinent pour des marxistes révolutionnaires de travailler dans le cadre de la DSA ?
La réalité des DSA, telle qu'elle ressortait du congrès, était qualitativement différente de ce que je m'étais imaginé. DSA est beaucoup plus à gauche que je ne le pensais, beaucoup plus critique et enclin à rejeter les deux partis capitalistes. Je m'attendais à une organisation dominée par la tendance modérée, avec quelques possibilités de discussion à gauche, de tâches de formation et de participation à des actions sociales concrètes et intéressantes. Le fait qu'il s'agisse de la plus grande organisation socialiste des États-Unis, qu'elle ait connu une croissance spectaculaire et qu'elle compte un très grand nombre de jeunes activistes socialistes qui font essentiellement partie de notre classe ouvrière diversifiée sur le plan professionnel a été un facteur déterminant dans ma décision, au cours des dernières années, de m'y engager.
Ce que j'ai connu avec DSA à Pittsburgh au cours des douze derniers mois m'a convaincu 1- que cela avait un sens pour moi de m'impliquer sérieusement dans cette organisation au niveau local, et 2- que je devais me rendre à la Convention nationale – en tant qu'observateur – pour me faire une idée plus précise de l'organisation dans son ensemble. Et cela a été une révélation pour moi. Dans ce compte rendu, j'ai essayé de donner une idée de ce que j'ai découvert lors de la Convention nationale de l'organisation, qui s'est tenue du 8 au 10 août 2025. J'ai trouvé une réalité beaucoup plus ouverte, dynamique et radicalisée à gauche que je ne l'avais imaginé, certes pleine de limites et d'imperfections frustrantes, mais aussi ouverte et en évolution, avec des possibilités de contribuer à la création d'une organisation socialiste plus efficace. Il y a également beaucoup à apprendre de cette expérience. DSA a beaucoup de problèmes, mais aussi un grand potentiel. Donc, oui, en tant que marxiste révolutionnaire, je trouve tout à fait judicieux de faire partie des DSA. Non pas pour « intervenir » dans DSA, mais pour en faire véritablement partie.
Il me semble tout aussi utile de faire partie de Solidarity et du Tempest Collective. Déterminer comment ces éléments s'articulent entre eux est un défi qu'il convient de relever en s'impliquant activement dans ces organisations, tout en contribuant à la construction d'un mouvement efficace pour le socialisme.
Paul Le Blanc
P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de Deeplpro.
• Paul Le Blanc
Professeur émérite d'histoire
Université La Roche
Pittsburgh, Pennsylvanie, États-Unis
Notes
[1] ICE : U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE), Service de l'immigration et des douanes des États-Unis
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L’internationalisme, la question juive et la question palestinienne

Il existe une différence fondamentale entre l'internationalisme juif et le nationalisme sioniste. Comme l'a dit Daniel Bensaïd, la critique internationaliste du nationalisme juif est une très vieille histoire, illustrée, entre autres, par les noms d'Otto Bauer, d'Abraham Léon, d'Isaac Deutscher, de Roman Rosdolsky, de Maxime Rodinson, d'Ernest Mandel, de Nathan Weinstock, ou de Michel Warschawsky.
En tant que personne d'ascendance juive (séfarade), je pense que cette tradition intellectuelle s'efforce de répondre à la question de savoir par quel miracle un « peuple juif » a pu survivre, au fil des siècles, à l'épreuve de la diaspora, de l'antisémitisme religieux ou racial, de la différence des langues et des cultures. Rejetant l'hypothèse d'une mission religieuse ou d'une essence éternelle, elle a cherché dans l'histoire une réponse à cette énigme.
Abraham Léon ou Bruno Bauer ont ainsi élaboré la thèse matérialiste d'un « peuple-classe », esquissée par Marx à propos de ces « peuples de l'Antiquité » qui « vivaient comme les dieux d'Épicure dans les entre-mondes, ou plutôt comme les Juifs dans les pores de la société polonaise ». D'après Marx, les Juifs se sont perpétués, non malgré l'histoire, mais par l'histoire. Abraham Léon ajoutait qu'ils se sont maintenus, non malgré, mais « à cause de leur dispersion ».
Au seuil du XXe , les socialistes juifs étaient aussi confiants dans la vocation universellement libératrice du prolétariat, que la bourgeoisie révolutionnaire des Lumières avait cru à la Déclaration universelle des droits de l'homme. Ce bel optimisme s'est brisé sous épreuve du nazisme et de la création d'un « État juif » en Palestine.
Le judéocide a joué le rôle déterminant. Isaac Deutscher souligne à ce propos la cruelle ironie de la déraison historique : « Auschwitz fut le terrible berceau de la nouvelle conscience juive et de la nouvelle nation juive. Nous qui avons rejeté la tradition religieuse, nous appartenons maintenant à la communauté négative de ceux qui ont été exposés tant de fois dans l'histoire et dans des circonstances si tragiques à la persécution et l'extermination des nations » (voir Isaac Deutsher, « Qu'est-ce qu'être juif », in Essai sur le Problème juif, Paris, Payot, 1969.). Pour ceux qui ont toujours mis l'accent sur l'identité juive et sur sa continuité, il est étrange et amer de penser qu'elle doit son nouveau bail sur la vie à l'extermination de six millions de Juifs.
Mais une autre raison de la persistance de la complexité de la question juive tient à sa reterritorialisation par l'établissement d'une « communauté nationale hébraïque en Palestine », puis par la création de l'État d'Israël. Selon Nathan Weinstock, dans l'ouvrage Le Sionisme contre Israël, ainsi se développe graduellement en Palestine une société juive autonome, dotée d'une classe ouvrière propre et d'une bourgeoisie embryonnaire, brassant en un ensemble national homogène les colons sionistes venus d'horizons divers et la population juive autochtone. L'adoption d'une langue commune, l'hébreu, cimente la cohésion de cette nouvelle entité.
On assiste dès lors à la constitution d'une nationalité nouvelle au Proche-Orient, issue d'un processus spécifique de la colonisation sioniste séparatiste du melting-pot juif palestinien : la nation israélienne en gestation. » Les Juifs palestiniens « se convertissent ainsi graduellement en une nation hébraïque nouvelle structurée selon des rapports de classe. Le titre du livre de Nathan Weinstock impliquait la reconnaissance de ce fait national nouveau, qui agit en retour comme un catalyseur sur l'ensemble d'une diaspora, dont les perspectives d'assimilation ont été obscurcies par le génocide. Alors que les persécutions nazies avaient contribué à rapprocher dans un malheur commun les branches ashkénaze et séfarade, les communautés d'Afrique du Nord furent bouleversées par les circonstances de la décolonisation et par les développements du conflit judéo-arabe.
La partition de la Palestine, portée sur les fonts baptismaux des Nations unies par les États-Unis et par l'Union soviétique, s'inscrit dans le grand partage de Yalta. Il en est sorti un État chevillé à la domination impérialiste de la région et fondé sur l'expulsion du peuple palestinien. Les bifurcations historiques ont déterminé un rebond morbide de « la question juive », inimaginable pour les Juifs internationalistes au seuil du XXe siècle. L'État d'Israël a cristallisé les peurs, rationnelles ou non, de la diaspora, et suscité ce « sionisme étrange », que Vladimir Rabi qualifia de « sionisme par procuration ».
Comme Trotski le reconnut à la fin de sa vie, la solution socialiste de la question juive dépend de l'émancipation générale de l'humanité, mais on ne saurait préjuger des rythmes et des formes de dépérissement des questions nationales et des autonomies culturelles.
En ce sens, concernant la question juive et la question palestinienne, selon les mots de Daniel Bensaïd, la voie d'une paix juste et durable passe par le primat du droit du sol sur le droit du sang, par la destruction des structures discriminatoires de l'État d'Israël, par sa laïcisation effective, par l'instauration d'une réelle égalité de droits civiques et sociaux entre Juifs et Arabes. Elle exige la reconnaissance du droit des Palestiniens à l'autodétermination et à la souveraineté. Que la coexistence des deux peuples prenne la forme de deux États laïques et démocratiques séparés, d'une fédération régionale d'États, ou d'un État binational, la question reste historiquement grande ouverte. De nombreuses formules institutionnelles sont concevables. Mais, pour qu'elles deviennent concrètement possibles, il faut d'abord réparer les torts faits aux Palestiniens.
C'est la perspective d'une réponse internationaliste à la question juive et à la question palestinienne.
Ivonaldo Leite est un sociologue brésilien d'origine juive séfarade ; il est professeur à
l'Université Fédérale de Paraíba, au Brésil.
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« Le parti le plus puissant du dernier demi-siècle en Bolivie a fini par imploser »

L'essayiste Pablo Stefanoni revient sur l'effondrement électoral du pouvoir sortant. Il décrit la désagrégation du capital politique qu'Evo Morales avait accumulé et les conséquences régionales de la bascule à droite du pays andin.
19 août 2025 | tiré de Viento sur
https://vientosur.info/el-partido-mas-poderoso-del-ultimo-medio-siglo-en-bolivia-ha-acabado-implosionando/
https://www.mediapart.fr/journal/international/190825/le-parti-le-plus-puissant-du-dernier-demi-siecle-en-bolivie-fini-par-imploser
Si les secteurs conservateurs jubilaient dimanche soir à l'annonce des résultats des élections générales en Bolivie, il était frappant de constater la marginalité à laquelle a été renvoyé le Mouvement vers le socialisme (MAS). Après avoir obtenu la majorité absolue des suffrages pendant plusieurs scrutins d'affilée, y compris en 2020, il n'a même pas atteint la barre des 5 %.
L'essayiste Pablo Stefanoni a travaillé sur la dynamique du MAS, en publiant notamment, avec Hervé Do Alto, Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (Raisons d'agir, 2008). Cet ancien directeur de l'édition bolivienne du Monde diplomatique, que nous avions reçu pour son dernier livre sur les « contre-cultures néoréactionnaires », décrit à Mediapart les étapes et les conséquences du déclin du « parti le plus puissant du dernier demi-siècle en Bolivie ».
Mediapart : La situation critique du pays rendait prévisible une sanction du pouvoir sortant et de la gauche en général, mais l'ampleur de la chute est spectaculaire. Comment l'expliquer ?
Pablo Stefanoni : Trois facteurs se sont conjugués : une guerre intestine au sein du MAS, la fin du leadership incontesté d'Evo Morales à la tête de la gauche bolivienne, et une crise économique.
La guerre intestine entre les « évistes » (partisans d'Evo Morales), les « arcistes » (partisans du président Luis Arce Catacora) et les « androniquistes » (partisans du candidat à la présidence Andrónico Rodríguez) a été brutale et a contribué à l'autodestruction du mouvement. Le gouvernement a disqualifié Morales et lui a retiré le sigle du MAS par le biais d'une manœuvre judiciaire, tandis que Morales a tenté de bloquer le pays contre le gouvernement d'Arce.
Le jeune candidat Andrónico Rodríguez, relativement bien placé dans les sondages au début, est passé du statut de dauphin d'Evo Morales à celui de traître pour s'être présenté à la présidence sans son autorisation. C'est pourquoi Morales a appelé à l'annulation du vote. Attaquée par le gouvernement et par Morales, la candidature d'Andrónico Rodríguez s'est effondrée.
Le leadership d'Evo Morales ne s'en est pas moins effondré. Les 18 % de votes nuls – qui ont largement répondu à son appel – montrent qu'il conserve une influence dans certains secteurs. Cependant, ce vote nul reflète également l'impuissance de Morales face à son inéligibilité. Il correspond aux 15 % de l'électorat qui lui vouent un soutien inconditionnel. Morales s'est retranché dans la région du Chapare, son bastion politique, pour éviter d'être arrêté dans une affaire de détournement de mineure réactivée par le gouvernement Arce.
Enfin, il y a la crise économique. Elle a fait oublier aux Bolivien-nes la période de prospérité connue sous le nom de « miracle économique bolivien ». Les discours de type libéral ont commencé à séduire face aux problèmes du nationalisme économique du MAS.
Parmi les nombreuses expériences gouvernementales de gauche dans la région, dans les années 2000, quelle était l'originalité de celle du MAS et d'Evo Morales ? Si le nom du parti évoque le socialisme, comment caractériser ses réalisations effectives ?
L'originalité du MAS a été de mettre au premier plan la question indigène et la « plurinationalité » d'une part, et le nationalisme économique d'autre part, notamment à travers la nationalisation du gaz. Le nom du parti peut prêter à confusion : le Mouvement vers le socialisme (MAS) était un sigle qu'Evo Morales avait adopté parce que la justice n'avait pas légalisé son choix initial : l'Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP).
Son modèle nationaliste de gauche semblait fonctionner grâce aux prix élevés des matières premières et à une politique budgétaire prudente, mais l'industrialisation promise s'est limitée à de petites usines inefficaces, et les réserves de gaz se sont épuisées. La Bolivie a bien connu une forte croissance pendant près d'une décennie et demie sous Morales, avec Luis Arce comme ministre de l'économie, mais cette période semble appartenir au passé.
Dans le même temps, l'idée que les indigènes allaient régénérer la Bolivie s'est affaiblie. Les Bolivien-nes se sont lassé-es de Morales et de ses efforts permanents pour se faire réélire. Le symbole « indigène » a perdu de son prestige et de son pouvoir narratif. Et la plurinationalité, très difficile à mettre en œuvre, s'est plutôt réduite à des questions symboliques. Il y a toutefois eu un véritable empowerment populaire, dont nous verrons les effets dans le nouveau cycle qui s'ouvre.
Avec le déclin du MAS, la Bolivie semble revenir à la décennie des années 1990 : crise économique, fragmentation politique, pactes entre les élites pour obtenir des majorités parlementaires sur fond de divisions de la gauche.
Evo Morales apparaissait comme la clé de voûte de ce mouvement. Que s'est-il produit, en interne, depuis son renversement après l'élection contestée de 2019 ?
Evo Morales a commencé à s'user après le référendum de 2016, lorsqu'il a perdu le vote sur la possibilité de faire un mandat supplémentaire, mais il a poursuivi son projet malgré tout. En 2019, il a été renversé par un soulèvement original, à la fois civique et policier. À la surprise générale, le MAS est revenu au pouvoir un an plus tard, lors du nouveau scrutin organisé, avec plus de 50 % des voix.
Ce n'est pas Morales qui est alors revenu, mais Luis Arce. C'est là qu'a commencé une guerre pour le contrôle du gouvernement et du MAS. Morales a toujours considéré Arce comme un candidat de transition qui devait faciliter son retour au pouvoir, mais celui-ci s'est entouré de sa propre clique et a finalement décidé de briguer un second mandat – avant de se retirer faute de soutien.
De nombreuses personnalités ont tenté de servir de médiateurs dans la crise du MAS – le président vénézuélien Nicolás Maduro, l'ancien président espagnol José Luis Rodríguez Zapatero, Raúl Castro et d'autres –, mais aucun n'y est parvenu.
La guerre interne s'est intensifiée, alimentée par une culture politique bolivienne marquée par le caudillisme. Par ailleurs, le MAS n'est pas un parti au sens strict du terme, mais une fédération complexe de syndicats et de mouvements sociaux. Au milieu de ces affrontements, le parti a subi un processus de décomposition politique accélérée. Morales a commencé à voir des traîtres partout, y compris parmi ses plus fidèles soutiens, comme son ancien vice-président Álvaro García Linera.
Il est frappant de constater que le parti le plus puissant du dernier demi-siècle en Bolivie a fini par imploser. Evo tente aujourd'hui de résister avec son nouveau mouvement EVO Pueblo, retranché dans des positions idéologiques bolivariennes, comme son soutien à Poutine et Maduro, qui ne trouvent écho que parmi ses partisans les plus radicaux.
Quoi qu'il arrive en octobre, ce pays sera gouverné par la droite. À quelles répercussions peut-on s'attendre du point de vue régional ?
Les deux candidats ont annoncé leur intention de prendre leurs distances avec le Vénézuéla et l'Iran, pays avec lesquels la Bolivie a signé des accords de coopération, tout en se rapprochant des États-Unis. Tous deux sont cependant favorables au maintien de la Bolivie dans les Brics [club regroupant, depuis les années 2010, les puissances non occidentales les plus importantes – ndlr].
Jorge « Tuto » Quiroga, un anticommuniste affirmé, est beaucoup plus proche que l'autre candidat des réseaux de la droite radicale et plus hostile au Mercosur [le marché commun du Sud des Amériques – ndlr], qu'il considère comme une « prison commerciale ». Il faut tenir compte du fait que Milei en Argentine pourrait être rejoint par José Antonio Kast au Chili si les sondages sont exacts, ce qui créerait un axe régional marqué à droite.
Le discours de Rodrigo Paz est moins idéologique que celui de Quiroga, mais son pragmatisme devrait aujourd'hui le conduire vers des positions de droite, comme cela a été le cas pour son père Jaime Paz Zamora (1989-1993), un ancien gauchiste élu président l'année de la chute du mur de Berlin, qui avait fini par s'allier avec l'ancien dictateur Hugo Banzer.
La première place de Rodrigo Paz, justement, a été une surprise. Tous les sondages donnaient en tête l'homme d'affaires Samuel Doria Medina, suivi de l'ancien président Jorge « Tuto » Quiroga. Comment expliquer ce résultat ?
Bien qu'étant dans le champ politique depuis des décennies, Paz n'est pas identifié au retour au pouvoir des anciennes élites. Il avait pour colistier un ancien policier très populaire, Edman Lara, renvoyé des forces de police après avoir dénoncé la corruption interne – un sujet particulièrement sensible en Bolivie.
Bien qu'il s'inspire du président salvadorien Nayib Bukele, Lara insiste sur le respect de la Constitution et des lois. Son « bukélisme soft » met l'accent sur la lutte contre la police corrompue, en affichant un « bon sens » qui a séduit une Bolivie désabusée et fatiguée.
Grâce à une campagne efficace sur TikTok, le « Capitaine Lara », âgé de 39 ans, s'est ainsi présenté comme le « candidat viral du peuple » et a su séduire l'ouest andin de la Bolivie. Mais les réseaux sociaux n'expliquent pas tout : Paz et Lara ont sillonné le pays, concluant des accords avec diverses organisations en quête de soutien électoral.
La Bolivie andine, la plus populaire, a voté en faveur du tandem Paz-Lara pour éviter de donner le pouvoir aux anciennes élites (Doria Medina et Tuto Quiroga). Ce résultat contraste fortement avec celui de la région agro-industrielle de Santa Cruz, où Quiroga était largement en tête. Le vote qui s'exprimait autrefois en faveur du MAS semble ainsi s'être divisé entre les votes nuls et l'alliance Paz-Lara, celle d'un « politique politicien » et d'un outsider.
La victoire de l'un ou de l'autre finaliste fera-t-elle une différence pour les gauches boliviennes ? Quel est leur chantier prioritaire pour se reconstruire ?
Une victoire de Paz-Lara pourrait permettre un meilleur dialogue avec le monde populaire que celle de Tuto Quiroga, comme le montre déjà la géographie électorale. Dans ce scénario, la renaissance de la gauche serait rendue plus difficile.
Le MAS est né de processus profonds tels que les « guerres » de l'eau et du gaz en Bolivie, mais il a également bénéficié d'un contexte régional de remise en question du néolibéralisme. Et il y a eu un leader, Evo Morales, le seul capable d'unifier la gauche et le bloc « populaire ». Aujourd'hui, ce contexte a disparu. Les gauches régionales au pouvoir manquent de dynamisme transformateur et plusieurs d'entre elles risquent de perdre les prochaines élections – au Chili, en Colombie et peut-être au Brésil.
Il est probable que le prochain gouvernement bolivien soit confronté à la nécessité d'imposer des programmes d'austérité sans disposer d'une majorité au Congrès ni de dirigeants capables de susciter une véritable adhésion populaire, ce qui pourrait alimenter de nouvelles vagues de contestation sociale.
Fabien Escalona
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Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.